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sans conviction en faveur de Jacques III, et ne parvient pas même à se rendre redoutable au gouvernement de George Ier. Le maître de Voltaire, en fait de libre pensée et de religion naturelle, a été grandement éclipsé par son disciple. La part importante qu’il prit à la paix d’Utrecht, les conditions avantageuses qu’il sut, en dépit des alliés, ménager à la France, lui méritent sans doute nos sympathies ; mais je laisse aux historiens le soin d’apprécier ce côté de son rôle. M. Harrop est là-dessus particulièrement instructif. Ce que je voudrais faire ici brièvement ressortir, c’est le représentant le plus influent, au XVIIIe siècle, du déisme philosophique. Je dis le plus influent, parce que sa situation de grand seigneur, d’ancien ministre dirigeant, de leader du parti tory, jointe à un incontestable talent d’écrivain, fit plus pour la fortune du déisme que ne firent les dissertations souvent pesantes d’un Toland ou d’un Tindal. Les idées philosophiques font parfois un plus rapide chemin quand elles sont propagées par des gens qui ne font pas métier de philosophie. Il semble qu’affranchis des préjugés et des procédés d’école, non déformés par les habitudes de l’abstraction, entretenus par la vie et les occupations mondaines dans une sorte d’équilibre intellectuel, ils parlent plus naturellement que les autres le langage de la raison, et on les croit sur leur dire. De fait, ils ne s’embarrassent pas des hypothèses profondes, et, pour le vulgaire, paradoxales, auxquelles ont recours les Descartes, les Malebranche, les Leibniz. Tout en eux est ou paraît clair, parce que tout est surface. On appelle le XVIIIe siècle, en Angleterre et en France, un siècle philosophique ; au fond, il l’est très peu. Ceux qui le mènent ne sont philosophes que par occasion ; ils n’ont pas cet amour désintéressé des grands problèmes qui, dans une âme, ne laisse pas place à autre chose. Ils aiment la vérité, en ce sens qu’ils haïssent et combattent ce qu’ils croient être l’erreur ; mais cela ne suffit pas pour être philosophe. Il y faut de plus je ne sais quel héroïque esprit d’aventure, toujours parti à la conquête du monde infini des idées, une sorte d’intrépidité dans la déduction des conséquences et de mépris des applications immédiates de la pratique, l’indifférence sincère à l’égard de ce que professe le sens commun. À ces traits, vous reconnaissez un peu Voltaire, faiblement Rousseau, pas du tout Bolingbroke, et pourtant c’est à Bolingbroke que Voltaire emprunte en partie les principes de cette religion naturelle, devenue l’évangile laïque du siècle qui se prétend le plus philosophe de l’histoire.


I.

Si l’on voulait rechercher à qui revient l’honneur d’avoir formulé le premier les principes et la méthode d’une religion exclusivement