rencontre une pensée originale, c’est l’Oroonoko de Mrs Behn, mais la pensée qui l’anime est d’une autre époque et appartient à une catégorie toute spéciale du roman ; avec elle, c’est le roman philosophique qui commence, farci de dissertations sur le monde et l’humanité, sur l’inanité des religions, l’innocence des nègres et la pureté des sauvages ; ce sont les idées de Rousseau avant Rousseau.
L’analyse persévérante, intime, des passions humaines, telle que l’avait entrevue Sidney, disparait du roman jusqu’au jour où une deuxième Paméla figurera sur la scène littéraire pour émouvoir Londres et Paris, et jusqu’à Crébillon fils, qui écrira à Chesterfield : « Sans Paméla nous ne saurions ici que lire ni que dire. » Et, à cette lecture, l’auteur du Sopha sera « attendri jusqu’aux larmes.» L’étude des travers humains examinés de près dans diverses classes sociales, telle que l’avait entendue Nash, disparaît de même, et c’est à peine si l’on peut compter comme faisant une exception digne de marque de courts récits comme les Aventures de Covent Garden imitées de Furetière et de Scarron, ou des essais de roman picaresque aussi invraisemblables et ennuyeux que l’English Bogue de Richard Head.
Entre l’époque d’Elisabeth et le temps de la reine Anne et des George, il y a donc, pour l’histoire du roman, une longue période à peu près vide ; Richardson et Defoe se sont trouvés tellement séparés de leurs ancêtres littéraires que ceux-ci sont demeurés dans un complet oubli. « Non, ces jours s’en sont allés, » dit Keats, songeant aux fictions charmantes de la première époque, « et leurs heures sont vieilles et grises ; et leurs minutes sont enterrées sous le linceul souvent foulé des feuilles tombées depuis tant de saisons... Évanoui le cliquetis musical accompagnant la danse; évanoui le chant de Gamelyn ; évanoui l’outlaw à la rude ceinture, tous évanouis dans le passé. » Avec eux bien des réputations se sont évanouies; les doigts blancs, cerclés d’or, ne tournent plus, depuis longtemps, les pages des Euphuès ni des Arcadies, mais ils continuent à feuilleter les œuvres plus abondantes chaque jour des descendans de Greene, de Nash et de Sidney ; et c’est pourquoi ces vieux auteurs méritent, plus encore que notre admiration, notre reconnaissance ; car ils ont eu la plus nombreuse et la plus brillante postérité, peut-être la plus aimée, que jamais initiateurs littéraires aient eue en aucun pays.
J. JUSSERAND.