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un vieux serviteur de l’état, un cavalier d’ancienne race, — Comme en témoignaient les armes de ses ancêtres, gentiment dessinées à la craie au revers de la porte de sa tente. »

La scène entre le gros hôtelier rouge, béant, l’œil humide, et le mince page tout frétillant, qui se délecte dans ses ruses et enguirlande sa victime de complimens railleurs est extrêmement bien retracée : « Parbleu ! vous êtes l’ami de tous, il n’y a pas de visiteur (pourvu qu’il soit soldat et bon garçon) à qui vous ne consentiez à servir de vis-à-vis et à tenir compagnie, et vous êtes tout aussi content de vous entendre dire, en termes familiers : — Mon hôte, à la vôtre ! — que si l’on vous saluait par tous les titres de votre baronnie. Ces considérations, dis-je, que le monde laisse s’écouler inaperçues dans le canal de l’indifférence, ont excité en moi un zèle ardent pour votre bien, et m’ont poussé à vous avertir de certains dangers qui vous menacent, vous et vos barils.

« Au mot de danger, il tressauta et frappa si fort sur la table, que son garçon de comptoir l’entendant, cria : « Voilà ! voilà ! on y va, on y va! » et, entrant avec un salut, demanda ce qu’il lui fallait. Mon hôte aurait voulu le battre pour l’interrompre au cours d’un récit dont la conclusion l’intéressait si fort; mais, crainte de me déplaire, il contint sa rage ; et se contentant de lui commander une nouvelle pinte de cidre, l’envoya au diable, avec ordre de veiller au comptoir et de ne revenir que s’il était appelé.

« Enfin, sur ses instantes demandes, après m’être de nouveau humecté les lèvres pour mieux faire glisser mon mensonge jusqu’à la fin de sa course, je repris... » Et le bon apôtre s’arrête encore; c’est pour lui le meilleur moment, il ne voudrait pas que le jeu finît trop vite ; le cidre et ses propres paroles l’ont ému ; il est un peu gris, l’hôte aussi; ils pleurent tous les deux. Le tavernier est prêt à tout croire, et à ce moment, qui est le bon, le page se décide enfin à lui apprendre que, dans une assemblée où il était, il a entendu accuser le marchand de boissons de connivence avec l’ennemi : il renseigne les assiégés au moyen de lettres cachées dans ses barils vides ; il est soupçonné de haute trahison ! Comment dissiper ces bruits dangereux? Il n’y a qu’un moyen, devenir populaire dans l’armée, très populaire, se faire aimer de tous, et pour cela distribuer le cidre libéralement et supprimer dans sa boutique l’usage de payer.

L’aubergiste suit le conseil, mais bientôt la ruse est découverte; le page est fouetté d’importance, ce qui ne diminue en rien son entrain de franc picaro : « Permettez que je m’arrête un peu pour triompher et ruminer, l’espace d’une ligne ou deux, sur l’excellence de mon esprit! » Shakspeare, deux ans plus tard, fondait ces deux