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mes peines, une excuse pour tous mes crimes ! Mais, malheureuse, mon tourment est sans remède et mes fautes sont pires encore que ma fortune. C’est donc pour cette catastrophe que mon mari a pris l’étrange résolution de vivre dans la solitude et que les vents ont poussé vers mon pays cet hôte inattendu ! Les destinées ont ménagé ma vie jusque-là, pour que je devienne, infortunée, mon propre tourment et la honte de l’humanité !

« Pourtant, si mes désirs, si injustes qu’ils soient, étaient satisfaits, quand même j’en devrais souffrir mille morts et mille fois mille hontes, je ne descendrais pas dans mon sépulcre sans y emporter un souvenir de bonheur. Mais, hélas! si sûre que je sois que Zelmane pourrait répondre à mon amour, je ne puis douter que ce déguisement ne cache quelque projet longtemps préparé. Où donc trouverais-tu, misérable Gynécia, quelque cause d’espoir? Non, non; c’est Philocléa qu’il aime, et je ne l’ai conçue que pour me supplanter. Ah ! s’il en est ainsi, ingrate Philocléa, je t’arracherai de mes propres mains la vie que je t’ai donnée plutôt que laisser au fruit de mes entrailles la joie de me ravir ce qui fait ma passion ! »

On voit si c’est avec raison que l’Arcadie est généralement classée dans la catégorie des bergeries enrubannées, où le lecteur en est réduit à regretter l’absence d’un « petit loup, » et si Gynécia, malgré l’oubli qui s’est fait autour d’elle, ne mérite pas une place à côté des héroïnes farouches de Marlowe et de Webster plutôt que dans la galerie des personnages à la Watteau. Sidney, qui ne veut peindre d’autre passion que l’amour, a aussi le mérite, unique à ce moment parmi les prosateurs, de varier son sujet en distinguant les nuances et de présenter dans son roman diverses sortes d’amour. C’est un talent que d’Urfé devait montrer chez nous, aussi dans une pastorale chevaleresque, mais que Sidney eut avant lui. Ainsi, à côté de la passion de Gynécia, il s’est attaché à peindre l’amour d’un homme d’âge chez Basilius, l’amour du jeune homme chez Pyroclès, l’amour de la jeune fille chez Paméla. Cette dernière étude l’amena à tracer une scène qui devait être reprise par un des grands romanciers du XVIIIe siècle. Richardson emprunta à Sidney, avec le nom de Paméla, l’idée de l’aventure qui la montre prisonnière de ses ennemis, implorant le ciel pour que sa vertu soit préservée. La méchante Cécropia, qui la tient enfermée, rit de bon cœur de ses invocations : « Croire, dit-elle, que Dieu s’occupe tant de nous, c’est comme si les mouches se figuraient que l’unique occupation des hommes est de savoir laquelle d’entre elles bourdonne le mieux ou vole le plus agilement ! » Paméla répond par des discours qui ne le cèdent en rien, ni pour la longueur ni pour la dignité, à ceux de sa future sœur, et qui sont suivis. comme chez Richardson, d’une délivrance inattendue.

On ne retrouve pas malheureusement, dans l’Arcadie, le style