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passionné de Pugliano pour son art et ses mauvais argumens ne vous paraissent pas, sur ce point, convaincans, je vous apporte, par mon propre exemple, une preuve moins lointaine, moi qui, je ne sais par quelle malchance, n’étant encore ni bien vieux, ni très inoccupé, me suis vu affubler du titre de poète et me trouve amené à vous dire quelque chose pour la défense de cette vocation que je ne me suis point choisie. »

Mis à l’aise par l’exemple de Pugliano, qui semble avoir eu pour le cheval la même vénération que son compatriote le Vinci, Philippe Sidney entame son plaidoyer et ne se gêne pas pour le faire excessif. La poésie est supérieure à l’histoire, à la philosophie, supérieure à tout. Il lui fait, il est vrai, un domaine immense : tout ce qui est poétique ou même simplement œuvre d’imagination est poésie pour lui : « Il y a beaucoup de poètes excellens qui n’ont jamais versifié, et nous avons maintenant une surabondance de faiseurs de vers qui ne mériteront jamais le nom de poète. » Pour lui, le roman de Théagène et Chariclée est un « poème ; » le Cyrus de Xénophon est un « poème héroïque.» Il eût vu, certainement, à la grande joie de leur auteur, une épopée dans les Martyrs. « La rime ne fait pas plus le poète que la robe ne fait l’avocat. Il plaiderait en armure que ce serait toujours un avocat, jamais un soldat. »

Malgré son goût pour les anciens, dont il approuve fort les unités et le nuntius, il reste, au fond, bien anglais ; il adore les vieux souvenirs de sa patrie et il ne connaît pas mieux Virgile que les chansons populaires fredonnées par le passant, le long des routes. Les ballades de Robin Hood lui sont familières ; la chanson militaire de Douglas, répétée au coin d’une rue par un ménétrier aveugle, le fait tressaillir comme un son de trompette. Mais ses plus étroites sympathies demeurent réservées aux récits poétiques ; il n’imagine rien de plus enchanteur ni de plus puissant : « Ils détournent un enfant de ses jeux et arrachent un vieillard du coin de sa cheminée. » Leur charme a quelque chose de supérieur, de divin ; car, ajoute-t-il, avec une profondeur d’émotion toute moderne, pour les meilleures choses, nous restons enfans, — Enfans jusqu’au moment de dormir dans notre dernier berceau, le cercueil.

Il termine par une conclusion spirituelle et charmante, un souhait aux ennemis endurcis de la poésie : « Voici toute la malédiction qu’il me faut vous envoyer ; je vous la donne au nom de tous les poètes : puissiez-vous, aussi longtemps que vous vivrez, vivre amoureux et ne jamais obtenir aucune faveur, faute de savoir écrire un sonnet, et quand vous mourrez, puisse votre mémoire s’effacer de la terre, faute d’une épitaphe pour la rappeler! »

Ni les épitaphes ne manquèrent à Sidney, car tous les poètes le pleurèrent ; ni sans doute les faveurs féminines qu’un sonnet peut