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pas autrement que par leurs invraisemblances et leurs fleurs en papier jauni. Il se pourrait pourtant que l’étude fût profitable, car il faut bien songer que les lecteurs de ces romans allaient dans l’après-midi au Globe voir Shakspeare jouer ses propres pièces et que, étant donnée leur passion pour de tels drames, — où, sans parler d’autres mérites, les cuisines sont parfois le lieu de la scène, — il serait surprenant de ne trouver que de pures fadaises dans toute la collection de leurs romans préférés. Que ces présomptions nous justifient, au besoin, d’examiner encore une Arcadie : elle n’est pas du reste du premier venu, d’un bohème à mourir de faim; c’est celle de sir Philippe Sidney, le modèle de la perfection chevaleresque sous Elisabeth. Sa vie n’est pas, en son genre, moins caractéristique du temps que celle du famélique Robert Greene ou de Thomas Lodge le corsaire.

Né en 1554, il passe une partie de son enfance dans ce château de Ludlow où devait se jouer plus tard le Comus de Milton ; il est célèbre, dès le collège, par son élégance et le charme de sa personne. Il est en France pendant l’année terrible 1572, et, caché dans la maison de sir Francis Walsingham, ambassadeur d’Angleterre, échappe à la Saint-Barthélemy. Il parcourt l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, se lie étroitement avec Hubert Languet et revient, en 1575, à vingt et un ans, briller à la cour, où son oncle Leicester, favori de la reine, devait lui rendre toutes choses faciles.

Il assiste, cette année-là, aux fêtes données à Elisabeth à Kenilworth et à Chartley, et ces solennités marquent une grande époque dans son existence. Tandis que la reine écoutait les complimens d’Hercule et de la sibylle, Sidney avait les yeux fixés sur une enfant ; un sentiment dont il ne se rendait pas compte naissait dans son cœur pour Pénélope Devereux, fille du comte d’Essex, qui avait douze ans et qui était belle comme la Béatrice de Dante. Plus tard seulement, lorsque Pénélope devint lady Rich et que la passion de Sidney se trouva sans issue, il comprit ce qu’il avait ressenti et ce qu’il avait perdu ; il chanta Pénélope sous le nom de Stella.

Le reste de sa courte vie fut bien rempli ; il fut ambassadeur à Vienne en 1577 et membre du parlement en 1581 ; il faillit accompagner Drake en Amérique et devint gouverneur de Flesselles aux Pays-Bas. Il mourut à trente-et-un ans, en 1586, d’une blessure reçue à Zutphen, mort prématurée qui acheva de le rendre sympathique et de le faire aimer : toute l’Angleterre le pleura. Aujourd’hui encore, il est difficile de penser à cette existence si bien remplie qui se termine à la veille des grands triomphes de la patrie, de songer à ce vaillant homme qui expire le regard tourné vers l’ennemi sans savoir que, derrière lui, la victoire va se déclarer pour les