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langue indigène. Longtemps après qu’il s’est formé une nation anglaise riche en gloires de toute sorte, on trouve chez elle des lettrés hésitant à employer l’idiome national. Ce phénomène est marquant surtout pour la prose, où l’emploi d’une langue étrangère est moins gênant qu’en poésie. Au commencement du XVIe siècle, la prose est moins cultivée en Angleterre que chez nous au XIIIe ; au moment de la renaissance, sir Thomas More, l’Anglais le plus spirituel de son temps, qui maniait admirablement et de plus aimait la langue de son pays, ayant à écrire un roman allégorique, l’Utopie, le compose en latin. Bacon, cent ans plus tard, après s’être illustré par ses essais et ses traités anglais, se sent pris d’inquiétude, retient à sa solde des secrétaires et, de concert avec eux, met en latin toutes ses œuvres pour être plus sûr de leur durée.

Aussi chercherait-on bien vainement, en Angleterre, rien d’analogue à nos contes du XIIIe siècle, si charmans avec leur franc langage, leur allure légère et ces grâces simples où l’on peut trouver comme un avant-goût de la prose de Le Sage et de Voltaire ; rien de comparable, même de loin, aux récits de notre Froissart qui, il est vrai, appliqua à l’histoire son génie de pur romancier; rien, enfin, qui approche du Petit Jehan de Saintré ou des Cent Nouvelles. Pour trouver des contes anglais en prose de cette époque, il faut fouiller les manuscrits pieux où ils figurent à titre d’exemples édifians. La recherche est laborieuse mais non toujours vaine ; plusieurs méritent d’être comptés parmi les plus jolies légendes médiévales. Pour en donner une idée, je citerai comme spécimen l’histoire d’un étudiant de Paris que raconte, au XIVe siècle, d’après Césaire, mais en la perfectionnant beaucoup, le saint ermite Rolle de Hampole. Elle est très brève et peu connue : la voici :

« Un écolier à Paris avait commis beaucoup de péchés et il avait honte de s’en confesser. A la fin, le grand remords qu’il avait dans l’âme triompha de sa honte. Mais, comme il commençait sa confession au prieur de Saint-Victor, si vive fut la contrition de son cœur, si nombreux furent les soupirs dans sa poitrine et les sanglots dans sa gorge, qu’il lui fut impossible de prononcer un mot.

« Alors le prieur lui dit : « Va, et écris tes péchés. »

« Il fit ainsi et revint au prieur et lui donna ce qu’il avait écrit, car il continuait à ne pouvoir se confesser par paroles. Le prieur vit des péchés si grands, qu’avec l’assentiment de l’écolier, il alla chez l’abbé prendre son conseil.

« L’abbé reçut le papier où les péchés étaient écrits et y jeta les yeux. Il n’y trouva aucune écriture et dit au prieur : « Que peut-on lire là où rien n’est écrit? » Le prieur le vit et s’émerveilla grandement et dit : « Sachez que ses péchés étaient écrits là, et je les ai lus : mais je vois maintenant que Dieu a connu son repentir