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revint, quelques minutes après, atterré. Que se passa-t-il entre le maréchal et lui, tous deux seuls dans la tente? Selon le maréchal, il aurait dit, avec l’accent du désespoir : « Vous voulez donc déshonorer un père de famille? Faites-moi fusiller plutôt, il ne faut que quatre balles pour cela; mais donnez-moi du temps; je me jette à vos genoux, que cet ordre du jour ne paraisse pas ! » Selon le général, il se serait borné à protester contre l’imputation qui lui était faite et à réclamer un conseil d’enquête. D’autre part, le commandant de Rancé, aide-de-camp du maréchal, les capitaines Napoléon Bertrand et de Drée, ses officiers d’ordonnance, ont toujours affirmé qu’étant couchés dans leurs manteaux, contre les parois de la tente, ils avaient entendu les supplications de M. de Rigny. Quoi qu’il en soit, le fait est que le maréchal consentit à supprimer son ordre du jour, et qu’après avoir retiré au général son commandement en lui infligeant les arrêts de rigueur, il le lui rendit le lendemain matin, sur les instances du colonel Duverger.

Dans cette matinée du 27, au moment où la colonne venait de se mettre en marche, des bandes d’Arabes et de Kabyles s’abattirent sur le bivouac qu’elle abandonnait, à la recherche du butin, — quel butin ! — Ces misérables ne valaient pas mieux que les chacals et les vautours qui se disputaient les charognes du voisinage ; comme eux, ils s’enfuirent et prirent chasse à grands cris devant le capitaine Morris et son escadron d’arrière-garde. Ces pillards n’appartenaient d’ailleurs pas aux troupes de Constantine; depuis la veille, Ahmed avait cessé la poursuite. Quelques Kabyles essayèrent de barrer la route au col de Ras-el-Akba; il suffit des spahis et des Turcs de Jusuf pour les disperser. La colonne passa la Seybouse et vint coucher à Mjez-Ahmar. Le 28 enfin, elle atteignit de bonne heure Hammam-Berda; son temps de misère était fini. Ghelma, qui était tout proche, reçut ses malades et lui envoya des livres; le soldat, affamé par tant de jours de jeune, ne pouvait pas se rassasier. Il y eut au camp de la Seybouse, comme dernier épisode de la guerre, une scène qui ne manqua pas de grandeur. Quelques Kabyles avaient été faits prisonniers au Ras-el-Akba; comme ils s’attendaient à la mort, ils furent tout surpris de n’être pas maltraités même ; quand leurs blessés eurent été pansés, on les amena tous au quartier-général, et là, au nom du duc de Nemours, le maréchal Clauzel les renvoya libres, sous la condition d’annoncer à leurs compatriotes qu’une récompense de cent francs serait donnée à tout Arabe ou Kabyle qui ramènerait un soldat français.

Avant de partir directement pour Bône avec le prince, le maréchal prit congé de ses troupes par un ordre du jour qui fut publié le lendemain matin, 29 novembre. « c’est avec une émotion profonde et une vive satisfaction, y était-il dit, que le maréchal gouverneur-général