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la désertion et le bataillon turc de Jusuf ouvraient la marche ; puis venaient l’artillerie, les voitures et l’ambulance, encadrés, à droite, à gauche, en arrière, entre les troupes d’infanterie en colonne double à distance de peloton; des lignes de tirailleurs, soutenus par les escadrons de chasseurs d’Afrique, flanquaient les faces de ce parallélogramme. Jamais on n’abandonnait une position sans en avoir au préalable occupé une autre qui empêchât l’ennemi de s’établir sur la première ; jamais les tirailleurs ne restaient en prise sur le sommet des mamelons; ils étaient toujours embusqués sur le revers. Ainsi conduite, l’armée pouvait défier les attaques de la cavalerie d’Ahmed, qui faisait beaucoup de bruit, se donnait beaucoup de mouvement, tirait beaucoup, mais de loin, et ne s’engageait jamais à fond. La journée s’écoulait ainsi, avec des haltes fréquentes, lorsque, vers le soir, se produisit un fâcheux incident qui eut des conséquences plus fâcheuses encore.

Le soin de recueillir les éclopés et les traînards, dont le nombre s’était naturellement accru d’heure en heure, avait attardé l’arrière-garde; les colonnes s’étaient allongées; l’avant-garde qui marchait plus vite et se hâtait pour arriver au bivouac, avait laissé derrière elle un intervalle à découvert. Le feu, d’ailleurs, avait à peu près cessé ; les Arabes s’étaient retirés sur la droite ; on ne les voyait plus ; mais il y avait des gens qui s’imaginaient les voir encore ; il se produisait dans leur esprit une sorte d’hallucination qui n’est pas rare. L’heure y prêtait ; on sait que, du fond des vallées, au coucher du soleil, les objets dont les silhouettes se dessinent en noir sur l’horizon apparaissent grandis dans des proportions excessives. On peut lire dans les Mémoires de Commines un chapitre qui a pour titre : Comment les Bourguignons, attendant la bataille, cuidèrent de grands-chardons qu’ils virent de loin, que ce fussent lances debout. Dans la soirée du 25 novembre 1836, l’erreur fut exactement la même, si ce n’est que les grands chardons qui couronnaient les collines sur la droite de l’armée en retraite furent pris, non plus pour des lances, mais pour les longs fusils des Arabes. Le général de Rigny, qui commandait l’arrière-garde fut-il personnellement dupe de cette hallucination ou se laissa-t-il seulement impressionner par les gens qui lui affirmaient avoir vu ce qu’ils s’étaient figuré voir? Toujours est-il qu’en proie à une vive émotion et redoutant une attaque imminente, il se mit à galoper à la recherche du maréchal. Celui-ci, devançant de quelques centaines de mètres la tête de la colonne, était allé reconnaître l’emplacement du prochain bivouac ; en revenant sur ses pas, il avait envoyé le capitaine Napoléon Bertrand, un de ses officiers d’ordonnance, porter des ordres au commandant de l’arrière-garde. L’officier rencontra le général à la hauteur de l’ambulance : « Des ordres ! s’écria M. de Rigny ; commencez