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Un peu plus loin l’armée longea la fondrière où s’étaient enlisées, le 21 novembre, les voitures de l’intendance ; tout autour, ensevelis à moitié dans la fange, presque nus, dans toutes les attitudes de l’agonie, gisaient des cadavres hachés à coup de yatagan et sans tête ; c’étaient les malheureux soldats du 62e que l’ivresse avait livrés à la mort. Le soir, le bivouac fut établi sur la hauteur de Somma, à quatre lieues seulement de Constantine, triste bivouac, sans feux de cuisine, car il n’y avait plus rien à faire bouillir dans les marmites. Un seul trait peut suffire à peindre la détresse générale : au début de la retraite, le docteur Bonnafont rencontre le capitaine Rewbell, officier d’ordonnance du maréchal ; tout en causant, il voit l’officier regarder à terre, descendre de cheval précipitamment, ramasser dans la boue quelque chose de jaunâtre et l’essuyer ; c’était un biscuit de campagne. À la vue de ce trésor, les yeux du docteur s’ouvrent tout grands. « Cher docteur, vous avez faim, » lui dit l’officier, et il part au galop en lui laissant le bénéfice de sa trouvaille.

La nuit venue, le maréchal, après avoir fait le tour du bivouac, s’était arrêté auprès du 2 léger ; le commandant n’avait d’autre siège à lui offrir qu’une de ses cantines ; il s’y assit, fit asseoir le commandant sur l’autre, puis, après avoir parlé de la pluie et du beau temps, sujet qui n’avait rien de banal dans l’état où se trouvait l’armée, il engagea, en baissant la voix, le dialogue suivant : « Et la Seybouse, comment la passerons-nous au-dessous de Ras-el-Akba ? Ahmed y aura sûrement envoyé ses Kabyles. — À sa place, monsieur le maréchal, vous n’y manqueriez pas. — Votre bataillon est admirable ; mais combien lui reste-t-il ? — Trois cents hommes disposés à faire leur devoir jusqu’au bout. — Les autres régimens le vaudraient s’ils étaient aussi bien commandés. Je placerai sous vos ordres leurs compagnies d’élite, et vous en tirerez bon parti. » Après ces derniers mots, il y eut un moment de silence ; puis, changeant tout à coup de sujet, le maréchal se mit à s’extasier sur la fertilité du pays, sur la beauté des collines verdoyantes qu’il avait admirées en venant de Bone à Mjez-Ahmar. « L’année prochaine, disait-il, je ferai venir d’Europe cinq ou six mille paysans pour les cultiver. Dans peu d’années le gouvernement gagnera des députés en leur donnant des villas dans ce beau pays. » Après quoi, ayant donné le bonsoir au commandant, le maréchal regagna sa tente.


VI.

Le 25, de bonne heure, l’armée se remit en mouvement ; elle avait tout à fait repris l’allure militaire. Suivant l’ordre réglé par l’état-major, les spahis réguliers, les auxiliaires bien diminués par