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romain, dont la silhouette puissante se détachait sur un fond de nuages ; mais ni le temps ni la circonstance ne se prêtaient guère aux jouissances des archéologues. Cette nuit du 20 au 21 novembre fut horrible. Les hommes, imprévoyans comme d’habitude, avaient gaspillé ou jeté sur la route leur provision de bois; mourant de faim et de froid, enfoncés dans la fange glacée jusqu’à mi-jambe, ils essayaient de dormir debout, serrés, appuyés les uns contre les autres ; ceux qui perdaient l’équilibré ne se relevaient pas ; on les entendait quelque temps geindre, puis on ne les entendait plus; on pensait qu’ils avaient succombé au sommeil : ils avaient succombé à la mort. A l’aube grisâtre du lendemain, on eut à mettre en terre une vingtaine de cadavres.

Cependant, toujours optimiste, toujours confiant, le maréchal Clauzel faisait lire aux troupes un ordre du jour qui débutait ainsi : « Aujourd’hui, le corps expéditionnaire entrera dans Constantine ; «  la ville était divisée en quartiers assignés aux divers élémens de l’armée ; le général Trézel, nommé commandant de place, et le chef d’état-major étaient chargés d’asseoir les logemens, l’intendant Melcion d’Arc de faire les réquisitions nécessaires, etc. En vertu de cet ordre, le colonel Du verger, accompagné d’un officier de chaque corps, fut envoyé en avant pour en assurer l’exécution; deux heures après, on vit le détachement revenir ; il n’avait pu franchir l’Oued-Akmimine, ruisseau sans importance l’avant-veille, devenu torrent ce jour-là. Attendre la baisse des eaux était impossible ; le maréchal commanda de passer à tout prix. Les premiers cavaliers qui s’aventurèrent dans les eaux fougueuses y perdirent leurs chevaux et furent sauvés eux-mêmes à grand’peine; enfin des nageurs, pris dans les compagnies du génie, réussirent à gagner l’autre bord; en sondant, ils reconnurent un gué ; des cinquenelles furent tendues d’une rive à l’autre ; mais, comme il n’y avait pas d’arbres au tronc desquels on pût les attacher, ce furent des groupes d’hommes qui se suspendirent aux deux extrémités, de manière à donner au cordage une tension suffisante. Les hommes passèrent ainsi à la file, plongés dans ce torrent de neige fondue jusqu’aux aisselles, quelques-uns accrochés à la queue des chevaux ; les blessés et malades furent transportés à dos de cheval ou de mulet. La traversée dura plusieurs heures; malheureusement des cantines d’ambulance, des caisses de médicamens et de vivres furent perdues ou avariées.

Pendant ce temps, le maréchal s’était porté au galop avec une faible escorte vers Constantine, comme il avait couru l’année précédente vers Mascara; mais la fortune ne lui voulut pas accorder deux fois la même faveur. De la hauteur de Sidi-Mabrouk, il dévora des yeux la cité mystérieuse, qui ne se révélait à lui que par son site étrange. Séparée du Mansoura par un précipice dont il ne pouvait