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« Est-il vrai, demande-t-elle, qu’en me perdant vous vous perdriez vous-même ? — Je te le jure ! » Et elle résout d’entrer dans cette chambre vers laquelle il l’entraîne. Sur le seuil, pourtant, elle s’arrête : « Pardonnez-moi ! » Il pardonne, quoi ? Les négligences, les menues erreurs dont il a l’idée. Elle tombe à genoux et répète : « Pardonnez-moi ! » Alors un atroce éclair illumine l’esprit de cet homme ; il tord les poignets de cette femme, il la frappe, il la renverse, il l’injurie: une colère d’ouvrier remonte à ses lèvres en même temps que sa force d’ouvrier dans son bras. Il saisit un couteau, il le lève sur cette poitrine coupable ; au moment de l’enfoncer, il hésite ; il s’enfuit en poussant des cris sauvages.

Cette scène pathétique a eu les honneurs de triomphe ; quelques amateurs, pourtant, garderont une préférence pour la seconde partie du premier acte. « M. de la Roseraye est une canaille, et je suis venu ici pour le lui dire : » c’est sur ces paroles de Michel que La Roseraye est entré; il l’a entendu; il lui tend la main: «Bonjour, cher ami, vous avez à me parler. » Le bouillonnement de l’homme du peuple, d’abord, tombe devant le sang-froid du monsieur. Puis la grossièreté reprend le dessus : « Vous me volez ! » Et, de nouveau, l’ascendant de l’adversaire la domine. Michel se radoucit, et La Roseraye s’explique : « Si je voulais voler quelqu’un, je ne vous choisirais pas. — Je ne sais pas ce que vous faites avec les autres. — Les autres sont des hommes considérables et beaucoup mieux élevés que vous. » L’entretien se développe, tour à tour diminuendo et crescendo, et, commencé par cette dissonance, il s’achève à l’unisson. Venu en créancier, Michel sort en ami. Voilà le mouvement de la comédie, et d’une comédie naturelle. Voilà aussi de quelle main M. Becque, une douzaine d’années avant les Corbeaux, une quinzaine avant la Parisienne, excelle à noter le langage des hommes : on reconnaît la netteté de son écriture.

M. Paul Mounet, dans le rôle de Michel Pauper, s’est fait justement applaudir : il a les intonations, les gestes et l’âme qu’il faut sous la jaquette de l’artisan parisien et de l’inventeur crotté, sous la redingote du patron, sous la chemise brodée du marié de faubourg. Au premier acte, allumé d’un peu de vin, il garde une curieuse mesure; au quatrième, passionnément épris et ensuite forcené, il est magnifique et terrible. Au dernier, son agonie d’alcoolique me touche et ne me dégoûte pas : je le dispenserais, pourtant, de sa culbute finale. Piquer une tête sur les planches, assurent les docteurs, est le dernier trait d’un ivrogne : c’est aussi un tour qui m’émerveille plutôt qu’il ne m’apitoie ou me terrifie. Mme Segond-Weber, qui fait l’héroïne, a trop de sécheresse et de dureté : elle a mimé, toutefois, et déclamé en bonne actrice de drame la difficile scène de la confession. Mme Favart donne au personnage de la mère la langueur, la tendresse et la dignité convenables. M. Albert