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peut-être. Oui, Patrie! est une œuvre de cœur encore plus que de tête. L’admirable drame, le plus beau de tous les livrets depuis les Huguenots, a séduit le musicien. Il l’a pris et porté à des hauteurs où sans lui un charmant talent risquait de ne jamais atteindre. On pouvait moins espérer de M. Paladilhe, ne pas attendre de lui l’instinct du théâtre, la constante élévation de la pensée, l’entente des grandes scènes, la force de remuer les masses, de traiter les situations; tous ces dons, il les a révélés. Son inspiration est vigoureuse, sans petitesse ni mièvrerie. Jamais elle ne s’arrête ni ne dévie; elle marche ferme et droit. Avec le mouvement, peut-être sa qualité maîtresse, M. Paladilhe possède aussi le sentiment des proportions et des oppositions; il sait disposer les plans et ménager les contrastes. Il n’a pas manqué une seule des situations qui lui étaient offertes. De cette longue partition de Patrie! L’homogénéité, la cohésion est remarquable; elle n’a pas de trous. Rien n’y choque, rien n’y ennuie, et ce dernier mérite n’est pas mince aujourd’hui.

Examinons l’œuvre de près; elle en vaut la peine. Elle commence par un chœur franchement rythmé, puis par un air de La Trémouille, hors-d’œuvre qui prend trop de place au seuil du drame et, musicalement, ne vaut ni la jolie ritournelle d’orchestre, ni les récitatifs dégagés qui le précèdent. Le dialogue de Rysoor et du jeune marquis traîne un peu; mais la scène de Jonas est des mieux venues. Après un chœur bien mené, l’air du sonneur nous plaît par son accompagnement pittoresque, par son double caractère de bonhomie et de vaillance plébéienne, par sa joyeuse humeur, si vite et si tristement retenue. Elle est à la fois humble et fière, la chanson des cloches bavardes hier, aujourd’hui muettes; elle ressemble à leur gardien, qui tremble, mais qui saura mourir. Cette page annonce bien un des aspects du drame, son côté populaire et touchant. Un charmant passage encore de ce premier acte, c’est l’entrée de Rafaële. Décidément, M. Paladilhe a le secret des ritournelles : celle-ci est exquise. Elle apaise toute menace, toute plainte, et sur le murmure voilé des hautbois, des flûtes, quand plane un cor mystérieux, on écoute ce demi-silence et l’on se redit tout bas le proverbe des jeunes filles : c’est un ange qui passe. A la fin du premier acte, le drame se noue : Rysoor apprend qu’un homme était chez lui la nuit passée. Ici la musique s’attache à l’action, la pousse, la précipite : l’orchestre s’émeut; des sursauts d’angoisse le font se débattre, protester contre les tranquilles affirmations de Rincon, et, tout à coup, Rysoor éclate. Le mouvement est vraiment très beau. La nuit vient, faisant dans la ville opprimée la solitude et le silence. La retraite sonne et les patrouilles passent : « Tendez les chaînes ! » crient de loin en loin les sentinelles. Rysoor est toujours là, qui pleure son honneur et son amour, qui sent se resserrer l’étreinte de l’horrible vérité. La voilà pour la première fois, cette