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Patrie! encore, l’œuvre longtemps méditée et passionnément chérie, Patrie! qui vient de faire franchir au talent et à la renommée de M. Paladilhe un pas décisif, a subi le prestige du passé et la magie des souvenirs. Échappez-lui donc, à cette magie, vous tous qui venez « trop tard dans un monde trop vieux ; » maîtres éminens, qui chaque jour charmez, touchez nos âmes, mais sans les surprendre; étouffez les voix familières qui chantent en vous depuis votre enfance d’écoliers, faites le silence dans votre mémoire ! — Vous n’y parvenez guère, et vous continuez d’entendre les hôtesses accoutumées. Notre siècle est peut-être au bout de ses chants; mais ses chants par bonheur ont été si beaux, que les échos seuls en paraissent encore glorieux et nous donnent la patience d’attendre le verbe nouveau.

Aussi bien, nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre, et notre pays, pour parler de lui seulement, n’a jamais langui trop longtemps après la parole de vie. C’est à lui qu’a parlé le Rossini de Guillaume Tell, à lui le Meyerbeer de cette admirable tétralogie, qu’on sacrifie trop à une autre ; à lui encore, il y a trente ans à peine, un vivant qu’on peut nommer après de tels morts, M. Gounod, et enfin, le dernier de tous, un mort qu’on peut nommer après ce vivant, Bizet. Depuis Carmen, il y a comme une halte, je ne dis pas dans notre talent, mais dans notre génie, et déjà nous sommes pressés de repartir. Dès qu’un nouvel ouvrage est annoncé, le cœur nous bat. Je ne connais que trop cette inquiète attente du chef-d’œuvre désiré, de la voix inconnue, le frisson de Samuel : «Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute!» Nous croyons tant à l’avenir, nous espérons tant de lui, que nous voudrions hâter sa marche et lui arracher d’un seul coup la longue confidence de ses secrets. Hélas! il en est aussi jaloux que nous en sommes curieux. Patrie! n’est pas une révélation, mais la tradition très dignement conservée de beautés déjà connues et toujours aimées; hommage à de nobles dépouilles, salut à des drapeaux qui restent les nôtres et que, selon nous, personne encore n’a déchirés.

La musique de M. Paladilhe manque surtout d’originalité. Il faut lui faire ce reproche, et le lui faire tout de suite : l’éloge en sera plus libre après. Patrie ! est comme une synthèse de chefs-d’œuvre; les souvenirs y abondent, et presque les citations; on y voudrait parfois des guillemets. Trop souvent au cours de l’ouvrage reparaissent des idées connues, des harmonies familières, la pensée d’un maître, le procédé d’un autre. La conception générale est celle de Meyerbeer; Rossini sourirait malicieusement à plus d’un passage; certaines beautés pathétiques reviennent de droit à M. Verdi ; quant à M. Gounod, il est là, comme presque partout aujourd’hui, la source de toute tendresse. Sans multiplier les exemples de réminiscences, il est assez curieux d’en prendre quelques-uns, à l’aventure. Au premier acte, l’ensemble de l’Ave Maria, très bien construit d’ailleurs, rappelle fidèlement la