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— Avez-vous résolu de me rendre tout à fait fou ? demanda-t-il en changeant de couleur.

— Voulez-vous dire par là, dit-elle avec un sourire ironique, que la musique de Wagner soit propre à faire perdre la raison?

— Non, mais la musique de vos intonations, l’harmonie de vos sourires, l’expression de vos regards, suffisent à me faire extravaguer. Partir ensemble! dites-vous; c’est ouvrir devant mes yeux...

— Répondez-moi par oui ou par non, fit-elle en l’interrompant.

— Oui, mille fois oui, s’écria-t-il en se précipitant à ses pieds ; une faveur si inespérée suffit à ensoleiller toute une vie ; enfin je puis vous dire tout ce que je sens pour vous, tout ce que je veux être pour vous, mon adorée ! poursuivit-il en la pressant d’une longue étreinte, et en couvrant de baisers le front qui s’était rapproché de ses lèvres.

— Patience ! qui sait si quelque intervention ne modifiera pas votre résolution ? dit la vicomtesse.

— A quelle heure partons-nous?

— Après-demain matin par le rapide. Mais je vous attends ce soir.

Didier sort de chez la vicomtesse comme un homme dont la raison bat la chamade ; il traverse le jardin du Luxembourg poussant tout haut malgré lui des exclamations incohérentes, marchant comme si la vitesse de son allure devait accourcir le temps. Il eût voulu partir sur l’heure; Didier entre dans l’allée des Platanes, et son pas rapide, plein d’allégresse, fait craquer le gravier; il lui faut le grand air, mais l’air ne le rafraîchit ni ne le calme; il va et vient, comme un papillon que chaque fleur détourne de son chemin, tantôt attiré par la grenade rouge, tantôt par le jasmin blanc. Qui sait si la brise embaumée ne lui apporte pas un ressouvenir?

Il ne devait pas tarder à recevoir de la main même de l’enchanteresse le poison et le contre-poison, car, dans la coupe de toute volupté, se trouve la goutte amère qui dissipe l’ivresse.

Le soir, quand il arriva rue d’Astorg, on l’introduisit pour la première fois dans la bibliothèque, éclairée simplement par une lampe dont l’abat-jour en dentelle sur un transparent rose, répandait dans la pièce une lumière atténuée. La vicomtesse était assise devant un bureau surchargé de liasses de papiers attachées par des courroies ; sur les divans, on voyait une litière de journaux français et étrangers : à sa droite, était un porte-allumette, un cendrier, un plateau en bois d’olivier et deux tasses d’argent niellé ; à sa gauche, crépitait un samowar. De ses doigts couverts de bagues, elle tenait à distance une cigarette de latakieh ; de ses lèvres roses s’échappaient de légères spirales de fumée qui l’enveloppaient d’un nuage vaporeux, son épaisse chevelure blonde, dégageant bien la