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dont la vertu est compatible avec un peu de vice ; d’un caractère adroit, liant, astucieux, elle donnait à chacun des coups d’encensoir, sans oublier le principe que charité bien ordonnée commence par soi-même. Parlant volontiers politique, à l’en croire, elle recevait chaque jour de tous les coins de l’Europe des dépêches chiffrées du plus haut intérêt. Bref, elle avait, comme on dit, un doigt dans tous les pâtés. Elle se targuait aussi d’être au mieux avec le haut clergé et citait à tout bout de champ monsignor X et le cardinal Z, prétendant même que du Vatican on lui faisait l’honneur de la consulter au sujet des ouvrages à mettre à l’index. Habile comme l’oiseleur qui prend les alouettes au miroir, elle faisait briller aux yeux des pères de famille son intimité avec tel ministre, son influence sur tel sénateur, sur maint député et sur les secrétaires d’état. Chacun de croire que c’était rendre le plus grand service à ses enfans de les placer sous la protection de cette haute et puissante dame.

Il y avait dans sa tournure, dans son attitude, une élégance exquise et toute personnelle ; les traits de son visage n’étaient pas d’une régularité parfaite, mais l’ensemble avait une grande séduction. Ses yeux, selon l’expression d’un romancier célèbre, semblaient incendier ses sourcils. Il se pouvait qu’elle eût trente-cinq ans, tout en paraissant n’en avoir que vingt-cinq. Elle jeta bien vite le grappin sur Didier d’Aumel, de même qu’un pirate le jette sur le rivage qu’il va dévaster; à force de cajoleries, elle sut s’en faire suivre partout comme d’un chien. Sa candeur l’amusait ! Il paraissait chaque jour aux five o’clock teas de la vicomtesse, où le charme félin de la maîtresse de maison, ses reparties ironiques, l’éclat phosphorescent de son regard, l’étrangeté de sa personne, expliquaient plus encore que le thé à l’ambre et les sandwichs au caviar l’empressement des hommes à venir chez elle. Souvent elle réclamait le bras de Didier pour assister à une répétition générale ou à une première représentation, ou à quelque procès scandaleux ou criminel.

Nous avons omis de dire que la vicomtesse faisait à Paris le feuilleton musical d’un journal fondé depuis peu par un politicien progressiste, lequel, ne voyant dans le passé que décadence, professait un enthousiasme sans mesure pour les sublimités de la musique de l’avenir. En sa qualité de critique, la vicomtesse dut se rendre à Bayreuth pour assister à l’audition de la trilogie de Wagner, comme les fidèles se rendent à Rome pendant la semaine sainte pour entendre les chants de la chapelle Sixtine. La surveille de son départ, elle fit à Didier la question suivante, en relevant ses yeux en l’air :

— Devinez où vous serez en trois jours.

— Où voulez-vous que je sois ?

— A Bayreuth avec moi.