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un paysage désolé, rien que des pierres incendiées par un soleil de feu. Autour de nous des amoncellemens de roches éboulées, dont les contours paraissent taillés à l’emporte-pièce dans le bleu du ciel. La chaleur qui monte du sol nous étouffe. Vers midi nous arrivons tout à coup au milieu d’un misérable campement, d’une cinquantaine de personnes groupées par familles sous quelques arbres qui se trouvent là. Ils sont trop pauvres pour avoir des tentes. On nous fait place sous un arbre. En vingt minutes, un poulet est saisi, tué, cuit et mangé. Il souffle maintenant un vent chaud qui dessèche la peau et y produit de douloureux picotemens.

Les gens de cette tribu parlent un langage que nous ne comprenons pas, ni nous ni les domestiques persans. Heureusement parmi eux se trouve un Bagdadien, probablement un juif; il sait à la fois le persan et leur dialecte, et il sert d’interprète. Nous leur demandons de nous montrer le gué pour passer l’eau. Mais ils veulent absolument nous faire rester la nuit au milieu d’eux. Nous discutons à ce sujet pendant assez longtemps.

Leur chef nous prie d’ouvrir nos caisses ; puis il nous demande ce que nous ferions s’ils voulaient nous voler. A quoi nous répondons que cela leur coûterait cher, car, avec nos armes perfectionnées, il nous faudrait peu de temps pour tuer beaucoup de monde et, en même temps, nous leur en montrons le mécanisme ; il en résulte une amélioration immédiate dans leur tenue.

Cependant ils reviennent toujours à leur idée fixe de nous garder pendant la nuit. Bref, voyant que rien n’aboutissait, au bout de deux heures, nous partons pour tenter le passage seuls. Un de nos serviteurs entre dans l’eau à plusieurs reprises. Au bout de quelques pas, il perd pied et le courant l’emporte comme une paille, quoiqu’il soit très vigoureux nageur. Nous commencions à nous inquiéter en voyant le soleil baisser. Enfin cinq ou six hommes de la tribu viennent nous rejoindre, décidés à nous faire passer le fleuve. Nous descendons encore plus d’un kilomètre. Ils causent entre eux d’un air très excité et baissent la voix quand nous approchons, précaution superflue, car nous ne comprenons pas un mot de ce qu’ils disent. La route à suivre était manifestement le bord de l’eau ; néanmoins les guides font entrer les bêtes de charge dans un inextricable fourré de gigantesques roseaux et de lauriers-roses. Nous les poursuivons, M. Babin §t moi, guidés par le son des clochettes des mulets, car on ne voit pas à deux mètres. Nous avançons assez vite, la figure douloureusement cinglée par les branches. Tout à coup le bruit des sonnettes ne se fait plus entendre. Nous croyons le dénoûment proche, presque en même temps le fourré cesse, et nous apercevons nos mulets arrêtés au bord de l’eau et les guides nus auprès d’eux. Ils n’ont pas osé.