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orgueil s’affirme jusque dans le nom qu’ils ont choisi : « Les Heureux » (Bakht, bonheur). Habitant les hautes vallées inaccessibles lorsque la neige a abandonné le sol, redescendant un peu plus bas pendant l’hiver, ils sont absolument indépendans. Chaque tribu n’obéit qu’à son khan, qui relève directement d’un chef suprême : l’Il Khani. Celui-ci, à son tour, ne dépend du chah que d’une façon toute nominale.

Les Bakhtyaris des hautes vallées sont nomades. Ils déplacent leurs campemens au long des cours d’eau; ils vivent en grande partie du fait de leurs troupeaux, mais en même temps ils cultivent le blé, l’orge et le riz. Ils reviennent au lieu où ils ont semé lorsqu’arrive le moment de faire la récolte. Mais la vie nomade est tout à fait incompatible avec la nature du sol des parties inférieures de la montagne. Il n’y a pas d’eau douce pour boire ni pour abreuver les troupeaux. Dans les rares endroits où existe une petite source, une petite mare formée par l’eau des pluies, il y a toujours un village. Obligés de devenir sédentaires pour rester près de l’eau, les Bakhtyaris, en ces points, ont abandonné leurs tentes et se sont construit des cabanes de terre pour l’hiver, de branchages pour l’été. Il y a toujours ainsi deux petits villages côte à côte. Les huttes de terres sont inhabitables l’été, non pas à cause de la chaleur, il y fait plus frais que sous les branchages, mais parce que les puces deviennent en cette saison si nombreuses que les habitans doivent leur échapper en abandonnant les cabanes.

Après une longue étape, nous étions bien heureux de trouver un abri de cette nature pour échapper au soleil et de nous asseoir pêle-mêle avec l’hôte, ses femmes, ses enfans, ses poules et ses petits veaux trop jeunes pour affronter la chaleur du jour. Mais nous devions payer cette hospitalité. Il était évident que, venant de si loin, nous devions savoir guérir tous les maux, et il fallait distribuer d’inoffensifs remèdes pour rendre la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la parole aux muets. Tous les invalides de la tribu défilaient sous nos yeux.

Et les questions se pressaient sans fin. Combien un homme doit-il donner d’argent dans notre pays pour se marier? Combien avons-nous de femmes chacun? Comment enterrons-nous nos morts? En France, vit-on sous des tentes ou sous des huttes de terre? Avons-nous un roi ou une reine? etc... Et il fallait répondre à tout. Quand, à la fin, fatigués, nous nous laissions aller au sommeil, ils ne disaient plus rien ; mais ils restaient à nous regarder dormir. Heureux peuples, auxquels leurs occupations laissent tant de loisirs.

Leur ignorance n’a d’égale que leur défiance. Dans ces petites tribus, ils ne voulaient recevoir en paiement que des sous, de la monnaie