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Nous retrouvons à la descente, et en ordre inverse, la succession des paysages qui se sont déroulés devant nous pendant l’ascension. Nous gagnons la plaine en suivant le cours de l’Allar. Très large dans les parties où le peu de résistance de la roche lui permet d’étendre indéfiniment son lit, cette rivière est, partout guéable. A la base de la montagne, formée d’un poudingue très dur, elle s’étrangle brusquement; son lit se creuse, la rapidité de sa course s’accroît, c’est un véritable torrent. Nous éprouvons, pour la traverser, les plus grandes difficultés, accrues encore par le mauvais vouloir d’une étrange tribu qui campait sur ses bords.

La rivière franchie, après avoir circulé encore une heure dans Un entassement pittoresque de bancs de grès et de blocs de poudingue, nous apercevons tout à coup la plaine de Ram-Hormuz. Jamais panorama plus féerique n’avait frappé nos regards. Ce n’est pourtant rien autre chose qu’une plaine immense semée de quelques oasis de palmiers. Mais sur ce maigre dessin quelle incroyable richesse de couleurs ! Le soleil va se coucher, la montagne est bleue, et chacun de ses mille plissemens est relevé d’un trait d’ombre ; au bout de la plaine rose la grêle silhouette des palmiers se profile sur le ciel, qui présente une infinie variété de nuances depuis le vert jusqu’au rouge le plus violent. L’herbe haute est entièrement grillée par le soleil. On y entend un crépitement singulier produit par des millions de gigantesques sauterelles. Elles s’envolent sous les pieds des chevaux et nous marchons entourés d’un véritable essaim.

Ayant été obligés de passer la nuit en rase campagne, après nous être égarés, nous n’atteignîmes Ram-Hormuz que le lendemain dans la matinée.

C’est une petite ville, dont toutes les maisons sont construites de briques séchées au soleil. Autrefois prospère, elle est aujourd’hui ruinée et à demi dépeuplée. Le pays compris entre Ram-Hormuz et la vallée du Karoun appartient à un chef arabe : émir Abdoullah, homme très puissant et payant exactement l’impôt. Suivant en cela sa tactique ordinaire de diviser pour régner, le gouvernement persan lui vendit le territoire de Ram-Hormuz s’il pouvait le prendre aux Bakhtyaris. Pendant trois ans la guerre dura avec des alternatives diverses, les habitans effrayés s’enfuirent. Au moment de notre passage, les Arabes venaient d’occuper ce qui restait de la ville. Le fils de l’émir vainqueur mit à notre disposition une maison depuis longtemps inhabitée. Malgré l’incroyable quantité de scorpions qui y avaient élu domicile, nous étions fort aises de trouver cet asile. D’ailleurs nous y restions peu, préférant chercher un abri dans les beaux jardins, sans maîtres maintenant, qui témoignent encore de la richesse de Ram-Hormuz.