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Il resterait à savoir si, en dehors de l’augmentation des effectifs qui dans tous les cas est très réelle, manifestations et discours ne sont pas un moyen de circonstance pour enlever le septennat militaire, dont le vote est encore incertain, que le chancelier lui-même sera peut-être obligé d’aller appuyer de sa parole devant le Reichstag. Toutes les fois qu’une question de ce genre s’élève à Berlin, c’est entendu, on reprend le vieux thème, — l’ennemi héréditaire, la « guerre en perspective! » En réalité, quelque soin qu’elle mette à rester puissamment armée, l’Allemagne n’est pas plus pressée que la France de chercher les conflits. Elle répète sans cesse qu’elle ne veut que la paix du continent, qu’elle n’a qu’une politique pacifique, et elle est vraisemblablement sincère, puisqu’elle y est intéressée. Nous ne disons pas qu’elle a, elle aussi, ses embarras intérieurs, ses socialistes, ses révolutionnaires, contre lesquels elle se croit obligée de s’armer de l’état de siège : ce n’est pas ce qui arrêterait les résolutions d’un gouvernement comme celui de l’empereur Guillaume et de son chancelier, qui a plus d’une fois bravé les partis et le parlement lui-même. On réduirait les partis au silence, on se passerait du parlement et ce serait tout. C’est dans sa situation même au centre de l’Europe que l’Allemagne peut puiser des conseils de paix.

Il faut voir les choses dans leur vérité. Ceux qui conduisent l’Allemagne sont assez habiles et assez clairvoyans pour ne pas se risquer légèrement, sans raison sérieuse, sans provocation. Cet empire qu’ils ont fait, à la tête duquel est aujourd’hui un vieux souverain de quatre-vingt-dix ans jaloux de mourir dans sa gloire, cet empire existe. Il n’est ni contesté ni menacé; il a la puissance et l’influence, ses conseils ont un immense poids dans toutes les affaires de l’Europe. Quel intérêt aurait l’Allemagne à sortir de cette situation acquise et assurée, pour se jeter de nouveau dans des conflits dont l’issue est toujours incertaine? L’armée allemande, nous ne l’ignorons pas, est un puissant instrument. Elle a tout ce qu’il lui faut, l’organisation et l’armement, le nombre et la discipline; elle a de plus l’orgueil de ses succès, qu’elle se flatterait sans nul doute de renouveler, c’est possible; mais après tout, ses chefs eux-mêmes savent bien qu’ils auraient à soutenir une redoutable lutte où ils rencontreraient une armée résolue à tenir tête jusqu’au bout, à défendre la France. On a beau avoir eu des victoires, la guerre est toujours la guerre ; la fortune peut changer de camp, cela s’est vu, — et, à la première défaite des Allemands, d’un seul coup, tout ce qui a été créé pourrait se trouver singulièrement compromis. C’est, on en conviendra, un autre côté de la question ! M. de Bismarck a été un audacieux joueur qui a tenté des parties de ce genre jusqu’en 1870. Depuis quinze ans, il a mis le plus patient génie à consolider, par la diplomatie et par la paix, ce qu’il a édifié par l’audace et par la guerre, à garantir son œuvre contre toutes les éventualités hasardeuses.