Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne veut bien le croire, il y avait un philosophe aussi, un philosophe sans prétentions, mais revenu d’assez loin, et désabusé de plus de choses que ne laissaient deviner son allure nonchalante et son œil pacifique, et qui savait juger l’amour et le reste à leur prix.

C’est bien le style, malheureusement, qui gâte Marianna, d’autant plus insoutenable qu’il est plus apprêté. Dans cette langue étrange, on ne fume pas une cigarette, « on brûle une pincée de maryland roulée dans du papier d’Espagne ; » les lampes ne filent point, mais « leur flamme franchit sa prison de verre ; » et les ennuis ou les remords, comme au XVIIIe siècle, s’y appellent toujours « les tristes enfans de l’expérience. » C’est la phraséologie de Bélisaire et du Poème des Jardins. Les dialogues ont de quoi nous étonner encore davantage. « Notre amour a donné toutes ses fleurs, dit le héros de l’aventure, tranchons-le dans le vif, avant qu’il rapporte des fruits trop amers. Réservons pour nos vieux ans un banc de mousse où nous pourrons nous retrouver amis, et échanger de tendres paroles ; préparons un champ sans ivraie à la fleur de nos souvenirs. » Et Marianna lui répond: «Ah! sais-tu, malheureux, dans combien de remords et de larmes s’est roulé ce cœur navré, après sa chute? Sais-tu les ombres vengeresses qui ont assailli ma solitude? les voix accusatrices que m’a fait entendre le vent de la nuit? T’ai-je offert de partager avec moi la colère du ciel? Les cris de ma conscience ont-ils troublé ton repos! » Et ce qui passe enfin tout, c’est quand Sandeau lui-même prend pour lui la parole : « Chacune de ses lettres fut une perle qu’elle détacha de son âme pour en parer le front de son amant; » ou bien encore : « Elle ignorait combien la passion est ingénieuse à se caresser avec les verges destinées à la corriger ; » ou encore : « Il se forma bientôt des orages où les mots sillonnaient l’air et frappaient comme la foudre. On a beau les renier ensuite, ce sont des bombes qui dorment dans le sein où elles sont enfouies, et qui, tôt ou tard, éclatent, l’illuminent et le déchirent. « Il nous est déjà difficile, et je crains que dans quelque vingt ans il ne soit tout à fait impossible de lire quatre cents pages de ce style. Sandeau n’écrit pas ce qui s’appelle mal, mais trop bien au contraire, avec une préoccupation constante et malheureuse de l’effet littéraire. Il y a du précieux en lui, beaucoup de précieux; on n’a jamais mieux équilibré sa phrase, on n’a jamais soutenu ses substantifs de plus harmonieux adjectifs, surtout on n’a jamais mieux suivi ses métaphores : c’est le calligraphe du romantisme.

La même préoccupation du « bien écrire » n’est pas plus visible dans le Docteur Herbeau que dans Marianna, mais elle y est plus agaçante, parce que Sandeau s’y essaie dans le genre pour lequel il était assurément le moins fait : celui de la plaisanterie. Les romantiques n’ont pas connu la bonne plaisanterie : ni Chateaubriand, ni Lamartine,