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s’il est défendu au poète de négliger la logique et la liaison des idées, pourquoi M. Gluck voudrait-il nous accoutumer à ces passages subits que ses partisans appellent l’art d’exprimer, et qui n’est que l’art de détruire un effet par un autre ? »

Le grand art, en effet, n’est pas de faire succéder deux sentimens opposés, mais de ménager la transition, de maintenir l’équilibre. Cette pondération , cette unité , qui fait de chaque partie une fonction de l’ensemble, les Italiens l’avaient obtenue, à l’état rudimentaire, par le retour périodique des mêmes phrases musicales ; l’Allemagne, avec une conception artistique bien autrement élevée, la demandait au développement de l’idée première, fécondée par tous les artifices du contre-point, de l’harmonie, de l’instrumentation et du rythme. Chacune des deux méthodes a ses avantages et ses périls ; on peut choisir, les faire alterner ou les fondre, mais la composition musicale n’en connaît pas d’autre. Répétition ou développement du thème, transformation ou rappel de motifs, c’est par là seulement que l’artiste peut donner la cohésion à son œuvre. La répétition périodique, on venait de la proscrire au nom des exigences du théâtre ; et quant au développement musical, il rencontrait un obstacle presque insurmontable dans les principes de déclamation lyrique adoptés par Gluck, car le compositeur, en s’attachant à rendre la pensée du poète, se met le plus souvent hors d’état de suivre la sienne propre. Et notez qu’au point de vue de la peinture des sentimens, la théorie n’est pas moins vicieuse ; la musique est un art indépendant tirant de soi-même ses moyens d’expression ; or les plus énergiques sont précisément ceux que lui fournit le développement, l’évolution d’un motif. Pour n’en citer qu’un exemple, la plus grande beauté du choeur infernal d’Orphée ne vient-elle pas de cette transformation du thème, dont le rythme et l’harmonie s’apaisent à mesure qu’opère le charme ? Le même procédé avait son emploi tout trouvé dans la tempête d’Iphigénie en Tauride ; quand l’orage s’éloigne, il est naturel que la prière des prêtresses perde peu à peu son accent suppliant. Mais, le poète n’ayant pas indiqué la nuanpe, le musicien s’en abstient : à ce moment, il n’exprime plus sa pensée propre, mais celle du librettiste ; il a cessé de s’inspirer directement de la nature, il n’est que le traducteur d’une traduction.

Encore si cette subordination du musicien au poète profitait à l’intérêt dramatique ! mais ici comme toujours, la théorie des gluckistes va directement à l’encontre de l’objectif de Gluck. L’opéra, qui ne comporte pas les intrigues compliquées, l’opéra, où presque toujours l’action peut remplacer avantageusement le dialogue, n’a besoin du récitatif que pour lier les scènes et non pour conduire