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tout entier : ce n’est pas assez pour lui que le sens et la prosodie soient respectés, il s’étudie à donner au dessin mélodique la même énergique précision qui l’a frappé dans la langue française, à rehausser d’un accent musicaf chaque mot saillant du poème, souvent même, à traduire la métaphore poétique par une inflexion de voix qui lasse image. Ce mot à mot de l’expression une fois admis, il faut convenir que le compositeur en obtient, par momens, de merveilleux effets. Dans le songe d’Armide, le vers : « Je suis tombée aux pieds de ce fatal vainqueur : » dans l’air de Calchas, les mots : « Vous sous qui tout fléchit, fléchissez sous les dieux, » sont rendus comme d’un trait de crayon. Mais au prix de quelle gêne, par-dessus tout ce que coûte au musicien son peu d’habileté technique ! Les mètres chancelans, les phrases en lambeaux, les idées qui tournent court, tous ses défauts d’origine vont se développant à la faveur du système. Et c’est là le grand grief des piccinnistes : ils ne lui en veulent pas tant de leur choquer l’oreille par ce qu’ils appellent son harmonie escarpée et raboteuse, que de s’arrêter net au milieu d’une phrase de chant ; ce reproche revient sans cesse sous leur plume. À quoi les gluckistes répondent par leurs tirades sur l’inconvenance de la période au théâtre : la langue dramatique exclut toute symétrie ; ce qu’il faut au drame lyrique, c’est la prose musicale, et la musique de Gluck est cette prose. Sur ce mot, ils croient avoir fermé la bouche à Marmontel. Ils ne voient pas que ni prose ni vers ne peuvent subsister sans une certaine symétrie, plus ou moins apparente, plus ou moins rigoureuse, mais qui est le principe même de toute composition artistique ou littéraire, comme elle est inhérente aux moindres créations de la nature. On a disserté sans fin sur l’imitation de la nature dans la musique ; la seule façon dont la musique imite la nature, c’est qu’elle peut reproduire, dans l’assemblage des sons, les proportions, les analogies, les rapports que le monde physique nous offre dans ses moindres détails. Lors donc que La Harpe réclamait à grands cris le chant périodique, il obéissait, autant que son ouverture d’esprit pouvait le lui permettre, à l’instinct d’une loi fondamentale. Et, dans la formule même de cette loi, Coquéau, l’architecte, qui n’est pas toujours aussi sot qu’on l’a bien voulu dire, se rencontrait avec Lessing. Lessing avait dit : « Sans la relation intime entre toutes les parties, la meilleure musique n’est qu’un monceau de sable qui ne peut garder aucune empreinte. » Et Coquéau disait : « Pourquoi rejeter en musique un principe commun à tous les arts sans exception, l’art des groupes et des grandes masses ? s’il est défendu à un peintre de trop isoler ses figures, encore que cette disposition soit quelquefois conforme à la nature,