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qu’une ; et voici la réponse que lui dicte l’esprit familier dont il feint de n’être que le prête-nom : « Pourquoi ce si bécarre , et non pas ut bémol, comme à la basse ? Parce que ce nouveau son, quoiqu’en vertu de l’enharmonique il entre dans l’accord précédent, n’est pourtant point dans le même ton et en annonce un tout différent. Ains l’âpre discordance du cri des Furies vient de cette duplicité de ton qu’il fait sentir, tout en gardant pourtant, ce qui est admirable, une étroite analogie entre les deux tons[1].» Et le philosophe ne soupçonne pas que, si cette duplicité de ton qu’il admire pouvait être rendue par des voix, elle ferait, non pas une dissonance, mais bel et bien une fausse note ; et qu’il n’y a là heureusement qu’un artifice d’écriture, destiné précisément à rendre plus aisé l’unisson entre le chœur et l’orchestre. Gluck n’eut garde de détromper l’irascible auteur du Dictionnaire de musique, en sorte qu’aujourd’hui encore, le passage « enharmonique » d’Orphée est proposé comme exemple, et la dissertation de Rousseau citée comme une merveille de critique musicale.

Jean-Jacques avait été mieux inspiré avec Alceste, dont Gluck lui avait communiqué la partition italienne avant de la retravailler pour l’Opéra. C’est certainement sur ses conseils que l’auteur a modifié la fête du second acte et qu’il y a intercalé l’air d’AIceste : « Ah ! dieux ! soutenez mon courage, » la scène la plus sincèrement émue de la partition, la seule où Gluck approche d’Euripide. Mais, malgré ces heureux remaniemens, l’impression fut la même à Paris qu’à Vienne. Gluck était indigné. « Je conçois, disait-il, qu’une pièce composée purement dans le style musical réussisse on ne réussisse pas ; mais que je voie tomber une pièce composée tout entière sur la vérité de la nature, et dans laquelle toutes les passions ont leur véritable accent, j’avoue que cela m’embarrasse. Alceste ne doit pas plaire seulement dans sa nouveauté ; il n’y a point de temps pour elle. » Sur ce mot d’ordre, tous les amis se mirent en campagne pour ouvrir les yeux au public. Ils le firent avec une intempérance de zèle, un parti-pris dans l’éloge presque agressif. Des effets rudimentaires , un crescendo, une gamme deviennent, sous la plume de ces enthousiastes, des prodiges inouïs. Ce qui les émerveille dans la prière du premier acte, c’est que « les voix prennent toute leur douceur, et ensuite, dit l’un d’eux, je ne sais quel accent suppliant. » Sitôt que le musicien rencontre un effet juste, dès qu’il se conforme à la situation, les voilà tous en extase. Mais, bonnes gens, pourrait-on leur dire, d’où sortez-vous, et quelle idée vous avait-on donnée de la musique dramatique, que la plus légère preuve de goût vous fait crier au miracle ? Est-ce donc à cette toise

  1. Réponse du petit faiseur à son prête-nom.