Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 79.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde. Le terrain se trouvait donc préparé lorsque deux Français, M. de Sevelinges et le bailli du Rollet, attaché d’ambassade, insinuèrent à Gluck de travailler pour notre opéra. Du Rollet s’offrait à composer le poème d’une Iphigénie en Aulide, d’après la tragédie de Racine ; l’idée agréa à Gluck, qui se mit au travail et composa sa partition en deux ans. Elle était terminée vers le milieu de 1772, et Burney, de passage à Vienne à cette époque, raconte qu’il en eut la primeur. Un mois avant, poète et musicien s’étaient mis en campagne pour faire agréer l’ouvrage par Dauvergne, directeur de l’Opéra.

Si la musique de Gluck était assurée de réussir, c’était assurément chez un peuple qui, dans l’œuvre d’art, a toujours regardé plus à la composition qu’à la facture. Par son tempérament, par ses tendances, par ses défauts aussi, le chevalier était depuis longtemps des nôtres quand il mit pour la première fois le pied en France. Diderot, disant de la peinture que l’étude profonde de l’anatomie a plus gâté d’artistes qu’elle n’en a perfectionné, et proclamant la technique musicale bonne pour les tympans, mauvaise pour les entrailles, n’avait-il pas d’avance absous toutes les défaillances de la plume et du pinceau ? Les Parisiens auraient été d’ailleurs mal venus à se montrer trop exigeans. La querelle des Bouffons avait arrêté net l’essor de la musique française, sans profiter à la musique italienne. À force de prêter aux opéras italiens les qualités qui leur étaient le plus étrangères, on avait dépité le public. Raynal, dès le début, avait prévu ce résultat, et sa prédiction s’était réalisée à la lettre : « Qu’y aurons-nous gagné ? disait-il. C’est qu’il ne nous restera ni opéra français ni opéra italien. » Un homme de génie, un étranger, survenant pendant l’interrègne, avec un plan de musique dramatique fondé sur l’observation des convenances théâtrales, devait rallier tous les suffrages, dans la patrie des trois unités et du paysage historique. Quant à présenter aux Parisiens cette conception de l’opéra comme une révolution, Gluck et son collaborateur n’y pouvaient songer une minute. Aussi, dans la lettre d’envoi qui accompagnait la partition adressée à Dauvergne, le bailli du Rollet ne manquait-il pas de se recommander des grands noms de Lulli et de Rameau. Mais qu’allaient dire les bouffonisies, ces terribles philosophes ? Qu’allait dire surtout Jean-Jacques, que du Rollet avait eu l’imprudence de prendre directement à partie pour ce qu’il avait dit de la langue française en la déclarant impropre à l’adaptation musicale ? Gluck sentit la faute et s’empressa de la réparer. La lettre qu’il fit écrire sous son propre nom au Mercure de France est un chef-d’œuvre de palinodie et de mod-^stie feinte. « Quoique je n’aie jamais été, dit-il, dans le cas d’offrir mes ouvrages à aucun théâtre, je ne peux savoir mauvais gré à l’auteur de la lettre, d’avoir proposé mon Iphigénie à votre Académie de musique. J’avoue que je