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d’intervalle, deux événemens qui firent époque dans sa vie : Raniero Calzabigi écrivit pour lui le poème d’Orphée ; l’abbé Coltellini se chargea de rédiger en son nom la célèbre préface d’Alceste.

Gluck, — le chevalier Gluck, comme il se laissait appeler depuis que le pape l’avait décoré de l’éperon d’or, — fut-il l’inspirateur de son librettiste, ou faut-il, au contraire, admettre que ses idées sur l’intime alliance de la poésie et de la musique lui furent suggérées par Calzabigi ? Ni l’un ni l’autre. On veut toujours que l’opéra d’Orphée ait été la première application d’un programme de dramaturgie nouvelle, préalablement concerté entre les deux collaborateurs. Un programme ? Et pourquoi ? Le seul choix du sujet, — un véritable trait de génie, — n’avait-il pas écarté, d’un coup, toutes les difficultés du problème ? Que pouvait être la légende d’Eurydice au théâtre, sinon, par excellence, un drame musical ? Comment le poète aurait-il fait pour oublier un seul instant la musique, et que risquait, dès lors, le compositeur à le suivre ? Quelles divergences pouvaient les séparer ? Quelles concessions avaient-ils mutuellement à se faire ? La marche de l’action, la peinture des sentimens, ne s’imposaient-elles pas à tous deux, d’un point de vue identique ? Heureux concours de circonstances qu’on retrouve au berceau de tous les chefs-d’œuvre ! Gluck a son but arrêté et pas encore de système ; il ne se pose pas en restaurateur de la tragédie grecque, il ne vise pas à la couleur locale, il ne rêve pas pour chaque personnage un type d’expression physionomique, — toutes les ambitieuses chimères dont les gens de lettres lui peupleront le cerveau. Il réclame seulement le droit de parler à l’âme son langage. Affranchi des entraves de la coupe italienne, libre encore de toute arrière-pensée littéraire, son génie va prendre l’essor et jamais son génie ne l’aura porté si haut. Du milieu de sa création, il apparaît comme grandi et transfiguré, maître, pour cette fois, de sa pensée et de sa main. Ses airs de danse prennent des allures de symphonies ; ses chœurs infernaux se meuvent hardiment à travers un monde de tonalités nouvelles. La langue même s’est transformée ; elle a des audaces toutes modernes, des pressentimens de Mendelssohn et de Schubert. Le plan le plus simple, des figures largement dessmées, l’intérêt musical progressant avec le drame, un constant bonheur d’expression, ni pompe ni sécheresse, — deux travers dont Gluck ne saura pas toujours se défendre ; voilà pour la composition et pour le style. Comme les motifs se développent ! comme tout chante ! comme l’accent même de la terreur et du désespoir reste mélodique ! comme la modulation est naturelle et saisissante ! quels radieux horizons, quel air pur, quel nouveau ciel ! Pour sentir le prix de ces choses, cherchez ailleurs, chez Gluck, l’expression des mêmes sentimens ; l’émotion