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informes, jetées en pâture à la curiosité, sans cesse renaissante, d’un public avide de nouveautés. Pour cette besogne quotidienne, tout est de bonne guerre : il est permis au compositeur de faire resservir indéfiniment le même air avec des paroles différentes ; souvent, il se dispensera d’en écrire les dernières mesures, pour laisser au chanteur le soin de le terminer à sa guise. Ce procédé sommaire est tout le secret de la fécondité des maîtres italiens. Quand donc Piccinni se vantait devant son rival d’avoir composé plus de cent opéras avant son arrivée en France, on comprend que Gluck avait peine à s’empêcher de sourire. Mais lui-même n’échappe pas à la contagion. En pleine possession de sa gloire, nous le verrons tailler, à coups de ciseaux, dans ses partitions de jeunesse, ou se reposer d’un chef-d’œuvre en mettant en musique de plates bouffonneries. Et puisque, avec tout cela, il n’en est pas moins l’auteur d’Orphée, puisqu’il y aurait folie à le vouloir juger sur les Pèlerins de La Mecque plutôt que sur Armide, nous n’irons pas, pour une boutade de Marcello, faire le procès à tout le répertoire italien. C’était bien l’avis de l’abbé Arnaud, quand il traduisait, en 1760, la spirituelle satire du patricien de Venise, « Il ne faut pas se figurer, dit-il, que tous les opéras en fussent là : Vinci avait introduit dans la mélodie des formes, des figures, des couleurs et des passions nouvelles. La phrase musicale, presque toujours vague jusqu’alors, dut au génie de ce musicien une expression fixe et décidée ; il rendit la période de chant plus sensible et plus parfaite : il lia les instrumens à la voix, il les rendit acteurs, et même les chargea de la partie principale, le geste… L’immortel Pergolèse mit encore plus de science et plus d’exactitude dans le dessin, plus d’élévation et plus de fierté dans l’expression, plus de charme et de vérité dans le coloris de la musique. » Nous voici loin de la prétendue décadence ; si loin, que nous nous demandons à présent ce qui va rester à Gluck, et comment le même abbé Arnaud pourra un jour lui faire honneur de ces mêmes progrès qu’il attribuait si libéralement à Vinci et à Pergolèse, deux ans avant l’apparition d’Orphée.

Venons au secours du judicieux critique, et montrons par où il a raison contre lui-même. Ni le sentiment dramatique, ni l’intelligence de la scène, ni l’heureux emploi des ressources de l’art au service de l’expression n’ont manqué aux compositeurs italiens : la coupe seule de leurs opéras a paralysé tous ces dons. On sait ce que sont les poèmes de Métastase, « selles à tous chevaux » que les compositeurs se repassaient à la ronde. Les situations, les épisodes, l’entrée et la sortie des personnages, tout y est calculé pour amener une succession de monologues dans lesquels l’acteur traduit son état d’âme en redondances symétriques. Les péripéties du