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sacrifié l’intérêt musical à je ne sais quelle conception abstraite du drame lyrique, la raison pourra se déclarer satisfaite, l’art aura le droit de renier ses productions.

Gluck ne serait-il donc qu’un littérateur égaré dans la musique ? On pourrait le croire en le voyant tomber à plat dès qu’il n’est plus soutenu par la situation. Et pour justifier cet irrévérencieux paradoxe, j’aurais encore son propre témoignage. N’est-ce pas lui qui se vante qu’au moment de composer un opéra, il cherche avant toute chose à oublier qu’il est musicien ? Mais Gluck n’est qu’un fanfaron de littérature qu’il ne faut pas croire sur parole. Voyons s’il n’y a pas dans son œuvre de quoi démentir son langage ; un peu d’analyse est nécessaire avec cet homme compliqué qu’on croirait d’abord tout d’une pièce, à son port de tête superbe, à ses allures olympiennes, à l’énergie de son regard.


II.

Les critiques allemands, gens essentiellement méthodiques, ont fait trois parts de la carrière de Gluck : de 1741 à 1762, période italienne ; Gluck compose dans le pur style italien, pour les théâtres de la péninsule ou de Vienne, la série de trente-six opéras, opéras comiques et ballets qui va d’Artaserse à Il Trionfo di Clelia ; sans innover en rien, il commence à réagir contre la tyrannie des chanteurs et contre le mauvais goût de l’époque ; — de 1762 à 1774, période viennoise ; Orphée, Alceste, Paris et Hélène inaugurent la révolution musicale ; Gluck conserve la forme italienne, mais en l’animant d’un esprit tout nouveau ; — de 1774 à 1779, période française ; il rompt enfin avec les formules traditionnelles et réalise pleinement son idéal dramatique.

Quoique en pareille matière, quoique avec Gluck surtout, les classifications tranchées soient hasardeuses, acceptons celle-ci provisoirement, et voyons ce qu’étaient ces partitions italiennes par lesquelles le maître préludait à ses innovations, si la tendance réformatrice s’y fait sentir en quelque point, et, par la comparaison des débuts avec les œuvres de la maturité, ce que l’art a gagné ou perdu au développement du système. Le British-Museum possède un précieux échantillon de sa toute première manière : la partition de l’Ipermnestra, représentée à Venise la même année que l’Artaserse à Milan. C’est, avec une sélection de six airs tirés d’Artamène, tout ce qui nous est parvenu des opéras composés entre 1741 et 1747. J’y pourrais relever, au milieu de pages insignifiantes, des traits d’une grande beauté et d’une excellente fac-