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de Gluck, qui, de toute manière, est hors de cause, mais pour l’honneur des gluckistes, et un peu pour celui de la musique française. Si Gluck n’était qu’un très grand musicien, on pourrait l’étudier seulement dans son œuvre, sans lui demander compte de ses ambitions et de ses théories. En le présentant comme un chef d’école, mieux encore, comme le fondateur d’une religion nouvelle, ses disciples ont élargi le débat. La question n’est plus si Armide et Iphigénie sont des chefs-d’œuvre ; — sur ce point, la postérité a prononcé et n’a pas lieu de se dédire ; — mais si ces chefs-d’œuvre ont renouvelé la face du monde musical. C’est au nom d’une doctrine que Gluck a été acclamé à Paris. Que valait cette doctrine et que nous a valu son triomphe ? était-elle une révélation pour la France ? trouvait-elle dans l’œuvre du maître sa complète et définitive expression ? quelle a été, dans son succès, la part des préjugés et celle du génie ? Voilà ce que l’on se demande en parcourant les brochures de l’abbé Arnaud et de La Harpe, ce qu’il serait essentiel de dégager une fois pour toutes. Tâche singulièrement ingrate, avec un artiste aussi superficiellement connu qu’il est justement célèbre. Autour de lui, trois générations d’admirateurs se dressent comme un rempart et défendent ses approches. On dirait qu’une fois maître du terrain, le parti gluckiste a voulu s’y retrancher contre un retour offensif ; toute tiédeur est devenue criminelle, toute curiosité sacrilège. Burney proclame Gluck, « un des génies les plus extraordinaires de son siècle ou peut-être d’aucun temps et d’aucune nation ; » un autre exalté, Suard, je crois, dit qu’il lui est redevable d’un sixième sens ; l’auteur d’une étude sur les deux Iphigénies, M. de Villars, se déclare, dès la cinquième page, à court d’épithètes ; tout est accompli, prodigieux, colossal : c’est Michel Ange et Corrège en une seule personne. Quant à Berlioz, quiconque demande à réfléchir est traité par lui de « Polonius imbécile. » Nos récentes querelles musicales n’ont pas attiédi cette ferveur. L’école de Bayreuth se réclame de Gluck, ses adversaires le lui opposent, le tout à grand renfort de louanges ; Ie Dr Brendel, pour qui l’auteur d’Orphée n’est que le précurseur de l’auteur de Tristan[1], et M. Bitter, qui retrouve toute l’œuvre d’art de l’avenir en germe dans Telemacco, s’accordent pour célébrer sa gloire. Le moyen, après cela, de proposer des doutes et de glisser quelques réserves ! Il le faut cependant, si l’on veut définir le rôle de Gluck et lui marquer sa place. C’est avec lui, surtout, que l’en-

  1. Geschichte der Musik. Leipzig, 1878. Cet historien a de singulières distractions en ce qui concerne l’histoire et la littérature françaises. Il fait de Mme du Barry la maîtresse du dauphin, et prend M. de Pourceaugnac pour un personnage du Malade imaginaire.