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autre conséquence plus grave encore est l’augmentation croissante de la consommation des boissons enivrantes. Quelques chiffres vont nous donner l’idée de cette augmentation.

Si nous remontons jusqu’à l’année 1872, nous voyons qu’en cette année, la quantité de vins introduite dans Paris s’est élevée à 3,900,527 hectolitres et celle des alcools et liqueurs de toute nature à 59,659 hectolitres. Depuis cette époque, les entrées n’ont fait que progresser, mais dans des proportions bien différentes.

Pour le vin, la progression n’a rien d’anormal et s’explique parfaitement par l’accroissement de la population. Cette progression avait même subi un certain ralentissement à la suite des ravages causés dans nos vignobles par le phylloxéra ; mais, les vins étrangers étant venus combler le déficit de la production française, elle a repris son allure régulière. La quantité de vin introduite, en 1884, a été de 4,581, 919 hectolitres, présentant ainsi une augmentation de 700,000 hectolitres en chiffres ronds sur les introductions de 1872, soit environ le sixième de la quantité totale. Cet accroissement n’a rien d’excessif. Il n’en est pas de même pour les alcools. La quantité d’alcool introduite, en 1884, a été de 164,835 hectolitres, dépassant ainsi de plus de 100,000 hectolitres les introductions de 1872 ; en un mot, la consommation de l’alcool a presque triplé depuis quatorze ans. Il faut donc reconnaître que le goût des liqueurs fortes s’est développé dans la population de Paris même. Or, ce goût, à entendre les hygiénistes et les moralistes, entraînerait des conséquences beaucoup plus fâcheuses que celui du vin. Hygiénistes et moralistes me paraissent même être devenus aujourd’hui un peu trop indulgens pour l’ivrognerie, qu’il est à la mode de réhabiliter par rapport à l’alcoolisme. Je sais que l’ivresse peut invoquer, pour se défendre, toute une tradition littéraire qui (sans remonter plus haut dans l’antiquité) va depuis Horace jusqu’à Béranger. Mais toute cette poésie, qu’elle tire sa source de l’ode antique ou de la chanson à boire moderne, constitue à mon sens un genre très inférieur, comme la popularité qu’elle peut valoir.


C’étaient ses chants que disait leur ivresse.
Do son passage est-il un roi qui laisse
Au pauvre peuple un si doux souvenir ?


a dit Béranger en parlant d’Émile Debraux. Mais on peut rêver, fût-on roi, de laisser au pauvre peuple d’autres souvenirs que des refrains d’ivrogne. Quoi qu’il en soit, il faut bien croire les hygiénistes