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l’une à Montmartre et l’autre aux Gobelins, c’est-à-dire aux deux extrémités de Paris. En revanche, la clientèle se répartit entre eux fort inégalement. Quelques-uns sont toujours pleins; d’autres demeurent à moitié vides et doivent faire d’assez mauvaises affaires. Ce qui attire la clientèle, ce n’est pas la qualité plus ou moins bonne des boissons débitées ; toutes se valent à peu près, et nous verrons tout à l’heure leur composition. C’est la mode, qui a ses caprices en bas comme en haut. C’est parfois la réputation d’une maison ancienne ou, au contraire, le hasard d’une enseigne nouvelle et bien choisie. Les propriétaires de ces établissemens ont aussi recours à des moyens moins avouables pour achalander leur établissement. Tout le monde a entendu parler de la taverne du Bagne, dont les murailles étaient décorées de fresques représentant les principales scènes de la vie des déportés à la Nouvelle-Calédonie. Mais cette ingénieuse idée ne paraît pas avoir eu tout le succès dont l’inventeur, un ancien héros de la commune, pouvait se flatter. A ma dernière visite, la taverne du Bagne était vide : les garçons, coiffés d’un bonnet rouge et la chaîne au pied, erraient mélancoliquement autour des tables désertes. Depuis lors, elle a, je crois, fermé ses portes. Plus intelligent des goûts véritables de sa clientèle est assurément certain cabaretier d’une petite rue voisine du faubourg Saint-Antoine, qui a couvert la muraille de son arrière-boutique de peintures représentant les sept péchés capitaux en action. Et cependant il n’y avait pas non plus grand monde dans son établissement et il m’a parlé avec la tristesse d’un génie méconnu, tout en me faisant l’honneur de me raconter ses petites affaires et en m’expliquant que, sa fille ayant fait un très bon mariage, il avait, sur les observations de son gendre, corrigé l’obscénité de quelques-unes de ses fresques.

D’autres vivent de leur complicité avec la prostitution ou avec le vol, prêtant complaisamment leur arrière-boutique aux rendez-vous ou leur salle de comptoir aux conciliabules. C’est ainsi que, dans le voisinage immédiat d’un de nos grands théâtres de boulevard, il existe un petit débit de liqueurs ou se réunissent entre onze heures et minuit des détrousseurs nocturnes qui s’attachent de préférence à la chasse des bons bourgeois rentrant paisiblement du spectacle. Mais, si le désir d’étudier d’un peu plus près ce monde interlope vous pousse à vous glisser furtivement dans les rangs des consommateurs, vous en serez pour vos frais de curiosité. Votre présence déplacée ne tardera pas en effet à mettre en fuite la clientèle habituelle, et vous resterez seul en face du débitant, qui vous regardera naturellement d’assez mauvais œil. Ces désordres, dont la police profite, il est vrai, pour fortifier sa surveillance, ne sont pas l’unique fruit de la liberté du cabaret. Une