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mais qu’à n’importe quelle heure du jour comme de la nuit une femme en robe de toile ou de soie vienne sonner à la porte et demander protection contre les autres ou contre elle-même, elle y trouvera l’accueil indulgent que la vertu sans tache sait faire à la faiblesse. Continuez votre route, et vis-à-vis d’un bal vulgaire qui se cache dans l’arrière-boutique d’un cabaret, vous trouverez ouverte la porte de l’Asile de nuit pour femmes, dont l’hospitalité passagère a sauvé bien des créatures d’extrémités pires encore que la misère. Faites encore quelques pas : en face des bosquets illuminés d’un jardin où bien des générations successives d’étudians et d’étudiantes se sont donné rendez-vous, vous apercevrez une maison dont la façade moderne et presque riante n’a rien qui trahisse la destination sévère. C’est là, cependant, le refuge et le tombeau volontaire de celles qui étaient descendues à ce degré d’ignominie dont on ne peut se retirer que par la mort au monde et par l’oubli. Ces contrastes qui semblent au premier abord l’effet du hasard ne font que traduire aux yeux le contraste moral qui est le fond de la vie parisienne. De Paris, en effet, il n’y a rien qu’on ne puisse dire en bien comme en mal, ni choses si contraires et si extrêmes qui ne soient cependant la vérité. De même que les vies les plus différentes, celle du travail et celle du plaisir, y trouvent des alimens ; de même qu’il y a public pour tout et adeptes pour toutes doctrines, de même on y rencontre les derniers raffinemens du vice et les manifestations les plus hautes de la vertu. En aucun autre lieu du monde, les phénomènes de la vie n’éclatent avec une égale intensité, et il est difficile qu’après avoir pris part à cette existence, toute autre ne vous paraisse pas un peu monotone et décolorée. Certes, c’est une noble conception du devoir social d’emprisonner dans les étroites limites d’un coin de terre, connu et chéri dès l’enfance, l’effort de son activité, la promenade de son imagination et l’ambition de ses rêves. C’est aussi, à certaines heures de l’âme, une tentation irrésistible de venir demander à l’immuable nature l’oubli momentané de ses agitations intérieures et de chercher dans sa beauté, dans son calme, des leçons d’apaisement et de résignation. Mais la contemplation prolongée n’est-elle pas dangereuse pour l’énergie humaine, et à trop s’y complaire, ne court-on pas le risque de glisser sur la pente de cette inertie fataliste qui paralyse les peuples de l’Orient ? Un jour que je traversais (il y a déjà de cela plusieurs années) un cimetière musulman, je me souviens d’avoir remarqué trois Arabes, immobiles et graves, qui fumaient assis, les jambes croisées, sur la pierre d’un monument funèbre. En passant, je frôlai le burnous de l’un d’eux : ce fut à peine s’il daigna jeter les yeux sur moi, mais