Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/949

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle reste seule, Alfred arrive ; depuis leur premier entretien, nous savons qu’il s’est mis à l’aimer tout de bon. « Ah ! lui dit-elle, vous allez me donner un conseil. Il y a ici quelqu’un qui m’aime…

— Moi ! — Non, un autre. Mon mari a tant fait qu’il finit par gagner sa gageure contre moi : voilà trop longtemps qu’il me pousse par ses sottises à me mal conduire, et que je m’en défends… N’ai-je pas le droit d’aller trouver un brave garçon et de lui dire : Faites-moi la vie douce, puisque celui dont c’est le devoir s’y refuse ! — Ne faites pas cela ! — Pourquoi ? — Parce qu’il ne faut pas tromper son mari ! » Et Alfred, en prétendant jaloux d’abord, puis en galant homme et en ami, lui montre les suites de son dessein : les mauvais propos du monde, la complicité humiliante des domestiques, l’affreuse apparition du commissaire. Revenue à elle-même, elle remercie Alfred de l’y avoir ramenée : « Et maintenant je peux vous le dire : ce brave garçon, chez qui je voulais courir, c’était vous. — Je le savais, réplique-t-il… La voilà, ma preuve d’amour ! » Aussi à la fin : « Vous avez été trop gentil ! lui dit-elle, il faut que je vous embrasse. » Elle lui saute au cou, et son mari entre juste à point pour entendre claquer deux baisers sur les joues d’Alfred.

Cette fois c’est fini, on ne peut mieux fini : c’est le divorce. Lahirel a foudroyé Marceline de ses griefs : elle lui a répondu par des aveux, comme à un fou qu’elle ne veut pas contrarier, et aussi comme à un intolérable tyran dont elle trouve une occasion de s’affranchir. Sur ces entrefaites, il reçoit une dépêche : la lettre galante était adressée à Gotte, et Marceline hérite de dix-huit millions. Le mari annonce cette nouvelle à sa femme en prenant congé d’elle. « Vous savez, s’écrie-t-elle, que j’ai dix-huit millions, et vous me laissez partir !

— Mais certainement ! » Ah ! la voilà, la preuve d’amour, la plus belle de toutes ! Marceline en est si touchée qu’elle trouve des accens pour convaincre Lahirel de son innocence, et lorsqu’elle lui répète qu’elle ne l’a jamais trompé, c’est avec le sourire d’un homme heureux qu’il murmure : « Je ne peux pas me faire à cette idée-là ! »

Ainsi ce vaudeville s’est transformé en comédie double : je l’ai montré sans peine, et je n’ai pas voulu montrer autre chose ; j’ai même négligé, pour m’attacher à cela, le curieux personnage de Gotte, qui est d’une réalité si simple et d’une drôlerie si forte. Quant à citer les traits de caractère, les boutades, les inventions plaisantes, j’y renonce. Qu’il suffise de dire que jamais la qualité de l’esprit de M. Meilhac ne fut plus rare, ni cet esprit plus abondant.

S’il en a bien distribué la dépense, on dispute là-dessus. Que cette comédie, mi-partie bouffonne, mi-partie délicate, ne soit pas une pièce « faite, » comme on dit en argot de théâtre, — c’est-à-dire composée, — quelque préjugé qu’on puisse avoir contre le fantaisiste écrivain, on ne peut soutenir cet avis après réflexion. Chacune des parties de