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recherchent donc, d’un commun accord, une façon de s’approprier le bien d’autrui. Chacun, par la pente de son vice, roule vers ce but : elle considère cette fortune comme le bénéfice d’une partie engagée depuis longtemps ; lui s’exhorte à cette conquête et se rend plus présent ce mirage par les fumées du chambertin. Avec une criminelle ingénuité, c’est la femme, d’abord, qui a conçu ce grand projet ; même, elle a pensé un moment, cette lady Macbeth du clan des bourgeoises, pour conserver l’héritage, à supprimer l’héritière ; c’était le plus simple : « Couic ! — Fi ! a répondu l’homme avec horreur. Et les conséquences ? Voilà bien les femmes ! Elles ne s’occupent jamais des conséquences. C’est ce qui les rend plus fortes que nous. » Cependant, « vous avez tant de puissance, vous autres femmes, quand vous vous donnez de la peine pour obtenir de nous quelque chose qui nous fait plaisir, » tant de puissance que ce brave Courtebec, lui aussi, étudie les moyens de s’attribuer « honnêtement » ces dix-huit millions. Adopter Gotte ? Impossible. Elle n’a pas rendu à ses maîtres un de ces services que la loi exige. Avoir un fils et le lui faire épouser ? Mais, pour cela, il faudrait du temps. Faute de mieux et en attendant une idée plus efficace, on résout de choyer Gotte et de l’amuser si bien, « si bien, dit Mme Courtebec, que, quand elle sera riche, elle nous garde ! » C’est dit. Elle apparaît, la cuisinière, portant la soupe. Mus par l’instinct comme par un ressort, mari et femme se dressent et s’inclinent devant ces dix-huit millions en bonnet de linge et tablier blanc. Il faut assister alors à cette cour que monsieur et madame font à leur bonne : complimens, mines souriantes, avances suivies de retraites (il ne faut pas aller trop loin : elle se méfierait), et derechef, la chaleur de l’action exaltant les courages, avances plus hardies ; M. et Mme Courtebec font asseoir Gotte à leur table, ils lui racontent des histoires plaisantes, ils finissent par la servir.

Tout à l’heure, regrettant que leur cuisinière n’eût aucun titre à l’adoption, Mme Courtebec avait suggéré à son mari ce stratagème : « Tu prends un bain de mer, tu disparais. Gotte s’élance, elle plonge, elle le ramène… — Et si elle ne me ramène pas ? — Alors, c’est moi qui l’adopte. — Et le service à rendre ? .. — Eh bien ? .. puisque, grâce à elle, je serai devenue veuve ! » A son tour, un peu plus tard, Courtebec forme un dessein : puisqu’il est aimé de Gotte, il n’a qu’à divorcer et à la prendre pour femme. Il se remémore toutes les preuves de dévoûment que Mme Courtebec lui a données en vingt années de ménage, et par là même il s’encourage à lui demander ce dernier sacrifice : elle ne voudra pas, sans doute, avoir tant fait pour rien ; encore un effort, un seul, pour couronner son œuvre : qu’elle se prête au divorce. Il lui fait part de cette combinaison ; il lui promet une petite pension, « aussi petite qu’elle voudra, » comme elle se proposait d’en