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exigences d’optique, d’acoustique, variables avec la distance, tout cela rend de tels déplacemens périlleux. Les chefs-d’œuvre eux-mêmes ont non-seulement leur patrie, mais leur maison ; par exemple, Roméo et Juliette, Carmen, se trouveraient trop au large à l’Opéra ; le Freischütz et Don Juan n’y sont peut-être pas tout à fait à leur place. Au contraire, Guillaume Tell et les Huguenots étouffaient jadis dans la salle Ventadour. Laissée à la mesure de l’Opéra, la partition de M. Salvayre eût brisé son nouveau cadre ; pour y tenir, elle a dû se réduire, presque s’étrangler. Des remaniemens, des coupures altèrent forcément les proportions d’une œuvre et la laissent disparate, décousue. Egmont a perdu son unité, sa tenue générale dans les hasards de sa carrière ; Egmont, qui devait être un grand opéra, qui voulait de l’espace et de l’air. « De la lumière ! disait Goethe mourant ; encore plus de lumière ! »

L’ouvrage commence par un court prélude. Au lever du rideau, l’on chante et l’on danse sous bois. Toute cette introduction est aimable : le chœur villageois, qui rappelle un peu le premier chœur du Bravo ne module pas avec moins de grâce que lui. Le récit du héros annonçant l’arrivée du duc d’Albe à Bruxelles, a de l’allure ; il éveille dans le peuple des mouvemens vivement rendus d’inquiétude et de colère, puis un bel éclat de douleur ; mais bientôt la gaîté reparaît et le chœur est de nouveau le bien-venu. Au milieu de cet ensemble pittoresque, un épisode nuptial a été agréablement traité par le musicien. Avec une phrase recueillie, le père de Claire bénit un jeune couple. Les mariés de l’autre soir étaient bien vilains : mais l’épithalame est beau, pénétré d’une gravité assez municipale, comme il convient à l’allocution d’un bourgmestre flamand. Dans la scène suivante, entre Brackenburg et sa fille, le poème compromet déjà un peu la musique ; il la compromet tout à fait dans la scène où Ferdinand débite à Claire ses fades galanteries. Quelle invite encore à la banalité que ce duel et cette magnanimité réciproque d’Egmont et de Ferdinand ! Mais le duo d’Egmont et de Claire échappe à ce danger qui plane sur l’œuvre entière ; délicieuse est surtout la phrase de la jeune fille : Oubliée ! oui, je croyais l’être. Ici l’instinct du compositeur l’a sauvé ; il a deviné l’âme de la véritable Claire, un des aspects au moins de cette âme charmante : la tendresse. Une tendresse innocente est répandue sur la mélodie à peine accompagnée, un peu timide, qui monte comme un parfum des lèvres et du cœur de la jeune fille. Un final malheureusement veut plus que de la grâce, et, de toute la partition, l’ensemble du serment est la moins bonne page. Même au théâtre, émeutes et conspirations sont hasardeuses entreprises, et quand elles échouent, ce n’est pas à demi. Qui trouvera, pour entraîner les masses, des rythmes francs sans être vulgaires et des sonorités qui soient plus que du bruit ?