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la valeur et l’efficacité pour les jeunes esprits qu’il est chargé de former. Si, enfin, il n’entend rien abdiquer de la liberté de sa pensée, il risque d’entrer en lutte avec la foi de ses élèves et de leurs familles. Ce dernier parti n’aurait rien que de légitime pour un professeur libre ; il n’engagerait que sa responsabilité personnelle et la responsabilité également personnelle des familles qui lui auraient librement confié l’éducation de leurs enfans. Un enseignement donné au nom de l’état comporte difficilement une telle indépendance. Il y a, pour une philosophie d’état, une antinomie qui semble insoluble. Elle n’est une philosophie que si elle est pleinement libre. Elle ne répond aux devoirs propres de l’état que si elle respecte absolument toutes les croyances entre lesquelles se partagent les familles.

Et qu’on ne dise pas que l’état remplit tous ses devoirs en reconnaissant aux particuliers le droit d’ouvrir des écoles libres à côté de ses écoles. Un enseignement d’état, institué au nom de la société tout entière et aux frais de tous les contribuables, doit être suffisamment large pour s’ouvrir à toutes les catégories de citoyens, quelle que soit la diversité de leurs croyances. Il manquerait à sa destination, s’il cherchait sa base dans les dogmes d’une église, lors même que cette église embrasserait la majorité des citoyens ; il n’y manquerait pas moins s’il prenait parti contre la foi d’une des églises dont l’état s’est engagé à respecter et à protéger la liberté. En fait, d’ailleurs, la liberté d’enseignement n’est placée nulle part dans toutes les conditions de la libre concurrence. Elle ne lutte parmi nous à chances presque égales contre l’enseignement de l’état que dans l’instruction secondaire. Elle ne s’est fait qu’une place très médiocre dans l’instruction supérieure, et si elle a, depuis longtemps, un rôle considérable dans l’instruction primaire, le plus grand nombre des petites communes lui reste fermé.

L’enseignement philosophique ne touche pas seulement à l’ordre religieux; il touche, par la morale sociale, à l’ordre politique. Ici, à ne considérer que la rigueur abstraite des principes, nul conflit ne devrait être à craindre. L’ordre politique, reposant lui-même sur une base philosophique, n’a pas le droit de se soustraire aux controverses de la philosophie. La plus large tolérance devrait être sa loi, et ceux mêmes qui enseignent au nom de l’état n’en devraient pas être exceptés. La société moderne, la société laïque est essentiellement progressive. Elle demande ses progrès, dans le présent, aux libres discussions et aux libres efforts des générations actuelles ; elle est intéressée à préparer, en vue de ses progrès futurs, les libres discussions et les libres efforts des nouvelles générations. Voilà la théorie, et elle s’appliquerait sans obstacle, si la société, suivant le rêve des anarchistes, pouvait se passer d’un gouvernement.