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s’écria-t-on, vingt années de suppression de toutes les libertés populaires ! Dans la dernière soirée, M. Parnell prononça un grand discours en faveur du bill. « Les conservateurs et les libéraux dissidens, dit-il, prétendent qu’ils ne parviennent à découvrir dans les bills proposés que des germes de futurs conflits, plus redoutables que ceux dont on a déjà tant de peine à se défendre. C’est une erreur, et je puis affirmer que mes compatriotes acceptent, ainsi que moi, les propositions de M. Gladstone comme un règlement définitif. Les Irlandais se déclarent satisfaits ; ils ne demandent et ne demanderont rien de plus. » M. Gladstone fit un dernier et pathétique appel aux flottans, à tous ceux qui ne se résignaient que si péniblement à ne plus voter avec lui. Enfin l’on passa au vote. La salle présentait le même aspect que dans la nuit où M. Gladstone avait expliqué ce bill sur le gouvernement de l’Irlande, dont le sort allait se décider. La chambre des communes était au grand complet ; sur 670 membres qu’elle compte (aucun siège ne se trouvant alors vacant), 665 étaient présens. Toutes les tribunes regorgeaient de spectateurs. L’émotion fat à son comble lorsque, M. Gladstone ayant fini son discours, le speaker demanda quels membres étaient en faveur du bill et que la clameur terrible des ayes (oui) fut suivie de la clameur plus forte encore des noes (non), et que l’ordre fut ensuite donné, après deux épreuves indécises, de passer à la division, les partisans du bill défilant à droite et les adversaires à gauche. En quelques minutes, la manœuvre était terminée, les membres revenus à leurs places, et le président, au milieu d’un grand silence, proclamait : oui, 311 ; non, 341[1]. Un long cri de triomphe des unionistes éclate, accompagné d’un tumulte indescriptible, de gestes désordonnés, de la plus fantastique confusion. Enfin, quand l’exaltation des conservateurs commence à s’apaiser, la phalange des Irlandais se lève brusquement et fait à son tour un vacarme assourdissant. Une voix retentit : « Trois cheers pour le grand old man ! » et les trois cheers font trembler la salle. Une autre voix crie : « Un grognement pour Chamberlain ! » Mais cette seconde motion a peu de succès. Le speaker réclame de nouveau le silence, M. Gladstone propose l’ajournement, et la salle se vide. C’en était fait du gouvernement des libéraux. La chambre des communes n’avait pas vu de séance plus dramatique depuis le passage du bill de réforme de 1832.


A. MOIREAU.

  1. 223 libéraux et 80 parnellistes ont voté pour le passage à la seconde lecture ; 251 conservateurs et 90 unionistes (radicaux et libéraux dissidens)ont voté contre. Le parti libéral était brisé.