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plus que 14 voix de majorité. Quelques-uns des collègues de M. Gladstone Voulaient se retirer. Il les décida cependant à rester, car il s’agissait de faire aboutir le bill sur le remaniement des circonscriptions, complément nécessaire de la nouvelle loi électorale. Cette œuvre achevée et un arrangement conclu avec la Russie pour l’affaire de Penjdeh, le cabinet n’avait plus qu’à songer aux élections générales. Encore s’y préparait-il assez mal ; car, après avoir échoué dans tous ses efforts pour se concilier le parti nationaliste irlandais, il était sur le point de se diviser sur la question du renouvellement de la loi pour la répression des crimes en Irlande. M. Gladstone et la majorité de ses collègues tenaient pour la prolongation. Les radicaux du cabinet, MM. Chamberlain et Dilke, s’y déclaraient opposes. Un incident parlementaire vint dispenser ces derniers de prendre la responsabilité d’une rupture. Le 8 juin, sur une question fiscale d’ordre secondaire (élévation des droits sur la bière et sur les spiritueux) le ministère se trouva en minorité de quelques voix. Le parti libéral, par une sorte d’apathie succédant à la tension exagérée des deux dernières sessions, venait d’abandonner son chef. En même temps, les parnellistes avaient voté en masse contre le cabinet. Le grand agitateur s’essayait à son rôle de Warwick parlementaire.


II

Depuis quelque temps, la presse agitait devant l’opinion publique la question de savoir s’il ne serait pas possible, pour empêcher les parnellistes de tenir la balance du pouvoir dans la chambre des communes, qu’une entente s’établit entre les deux partis réguliers en Angleterre. Ne pouvait-on convenir bien clairement que le vote irlandais ne compterait pas dans toute question pouvant impliquer une crise ministérielle, qu’une majorité, par exemple, obtenue par l’appoint des députés irlandais sur une résolution de censure, ne serait considérée ni d’un côté ni de l’autre comme devant déterminer soit la retraite du cabinet, soit la dissolution du parlement ? Aucun accord explicite de ce genre n’avait été jusqu’alors établi. Mais de bonnes âmes aimaient à penser qu’en présence du péril et lorsque l’occasion se présenterait, l’entente s’établirait d’elle-même. Ce qui suivit le vote décisif du 8 juin 1885 dissipa cette illusion naïve. Le marquis de Salisbury, chef du parti conservateur, n’hésita pas à prendre des mains des parnellistes le pouvoir que le vote irlandais venait d’enlever aux libéraux[1].

  1. Le mois suivant M. John Morley, un des chefs les plus capables et les plus distingués du parti libéral, publiait dans le Macmillan’s Magazine un article où on lisait ce qui suit : « La crise actuelle doit dissiper péremptoirement l’illusion favorite du rote irlandais qui ne compte pas. Des gens qui ne sont ni des naïfs ni des sots en politique, ont nourri la pensée que les deux grands partis anglais pourraient convenir que, si l’un d’eux était d’aventure battu par une majorité due à l’appoint des Irlandais, l’autre devrait considérer sa victoire comme non avenue. On peut voir aujourd’hui ce que vaut cette idée. Elle vaut juste ce que pouvait bien supposer un observateur qui sait ce qu’est l’excitation des joueurs, l’ardeur de la lutte, l’irrésistible attraction du prix. Oui, quand les deux partis y trouvent leur compte, il peut arriver qu’ils s’unissent pour écraser le vote irlandais, mais ni l’un ni l’autre ne se fera scrupule d’user du vote irlandais pour battre son adversaire. Il faut bannir cette fantaisie comme il faut renoncer au rêve que l’Irlande puisse être privée de ses franchises politiques et réduite au rang d’une colonie de la couronne. On en parlait il y a trois ans, et les mêmes libéraux qui caressaient cette fantaisie de gouverner l’Ile sœur comme nous gouvernons l’Inde, viennent de voter une mesure qui donne le droit de vote à des centaines de milliers d’Irlandais qui ne le possédaient point jusqu’ici et qui n’ont nulle intention de s’en servir pour assurer plus tord le vote de lois d’exception. Non-seulement le vote irlandais compte, mais il compte presque pour tout. »