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apostoliques et du patriarche de la ville royale. En Occident, elle lui a donné des royaumes, car il faut rendre à saint Pierre la justice qui lui est due : il a été un victorieux et un conquérant. L’historien peut douter, il est vrai, s’il est jamais venu à Rome, mais voyons cette extraordinaire puissance d’une opinion, d’une idée, d’une légende (si légende il y a) ! Un pêcheur de Galilée, dont la vie et la mort sont passées inaperçues dans la Ville, l’a sauvée de la ruine et de cet ensevelissement dans l’histoire où dorment tant de capitales. Il lui a donné une autre existence plus longue, une autre grandeur plus noble, un autre empire qui survivra aux états dont nous admirons aujourd’hui la solidité, peut-être même à la société dont nous louons les mérites et la perfection. Saint Pierre, qui a ressuscité Rome, est un des fondateurs de notre Europe : au commencement de l’Angleterre, au commencement de l’Allemagne, il y a le prince des apôtres. Le pape, après qu’il a établi son autorité sur les deux pays, est un chef d’empire ; mais quelle situation singulière est la sienne ! C’est seulement dans ces provinces lointaines que s’exerce réellement son autorité. La Gaule, plus voisine, ne conteste pas la primauté de Pierre, mais le désordre où sont tombés l’état et l’église ne permet pas au pontife d’en pratiquer les droits. Depuis nombre d’années, les conciles provinciaux ne se réunissent plus, et l’office métropolitain par lequel les églises étaient rattachées à leur chef romain est tombé en désuétude. Plus près encore, en Italie, l’évêque de Rome n’a d’autorité directe que sur les églises suburbicaires ; car Milan, Ravenne, Aquilée ne sont point dociles ; Ravenne, cette résidence où se sont succédé l’empereur, les rois barbares et l’exarque, cherche et obtient pour un temps ce qu’elle appelle « l’autocéphalie ; » Aquilée n’a pas reculé devant le schisme. La Péninsule est d’ailleurs en état d’anarchie. Qui l’emportera des Lombards ou des Grecs ? Que deviendront ces commencemens de républiques municipales ? Tout est flottant et incertain. Le pape peut-il du moins s’appuyer sur Rome ? Mais, si grande figure qu’il y fasse, il n’y est légalement qu’un évêque. La milice et l’aristocratie ne le tiennent pas pour leur chef temporel ; elles peuvent se tourner contre lui, et il a déjà souffert de leur part quelques violences. Respecté, vénéré, presque adoré de loin, il n’a près de lui personne à qui se fier. La puissance dont il dispose est toute morale ; il est encore trop près de l’empire, c’est-à-dire d’un état bien réglé où les fonctions étaient nettement séparées, trop près aussi de l’évangile, pour qu’il puisse faire dessiner sur des cuirasses de soldats les clés de saint Pierre. Pourtant le monde n’est point alors capable d’obéir à un prêtre qui ne peut que bénir ou maudire. C’est pourquoi le pontife cherche une épée.