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dira que pour agir sur elle, ce qui n’est pas trop n’est pas assez, et qu’il faut répéter le coup mille fois, sur cette sourde enclume de la foule, pour y faire pénétrer un idée nouvelle. On n’aura pas tout à fait tort, je le sens bien. Laissons donc passer le tourbillon. — C’est égal, j’ai peur du krach.

Du moins, cette concurrence effrénée peut nous rendre plus exigeans sur la valeur des traductions. C’est le lieu d’en toucher quelques mots. Ah ! qu’il y aurait de choses à dire sur ce sujet, quand on a eu l’occasion d’y penser longtemps, de beaucoup comparer et de mettre soi-même la main à l’outil ! On est d’autant plus indulgent, je me hâte de l’ajouter, qu’on a reconnu dans cet art ingrat, mal récompensé, l’un des plus difficiles entre tous les arts. Il est incomparablement plus aisé d’écrire de l’honnête prose avec l’imagination qu’on a. La première condition pour le traducteur, c’est de disposer d’assez de loisir et de patience pour passer une demi-journée sur une page, à la recherche du mot propre ; il n’y en a jamais qu’un, et il vient moins vite en traduisant qu’en écrivant de son cru ; d’ailleurs, on peut modifier sa pensée quand on ne lui trouve pas d’expression ; on doit rester esclave de la pensée étrangère, il faut la servir coûte que coûte. Nos pères le savaient, et, sous ce rapport comme sous bien d’autres, ils étaient plus scrupuleux que nous. Le nom du malheureux Perrot d’Ablancourt reste chargé d’un stigmate deux fois séculaire, parce qu’il avait pris quelques libertés avec Tacite. Aujourd’hui, on croit volontiers qu’on peut traduire une œuvre de style comme un dossier d’affaires commerciales, à la grosse. Je constate deux opinions erronées sur la pratique de cet art. D’abord il y a les personnes du monde russe qui ont eu une institutrice française et des revers de fortune ; elles se persuadent que ces deux particularités les constituent traductrices. Le malheur est toujours respectable, mais il ne fait pas seul un bon traducteur. Les gens de sens plus rassis estiment qu’il suffit de posséder dans la perfection les deux langues. Quiconque a vécu en Orient et employé les services des drogmans sait par une expérience pratique quelle erreur c’est là. Le meilleur drogman n’est pas toujours le plus savant arabisant ; tel autre qui en a appris moins long rendra bien mieux votre pensée dans une conversation délicate ; il a le don de trouver rapidement l’équivalent, la moyenne entre le génie des deux idiomes. Car c’est un don, une adaptation spéciale du cerveau ; on l’a ou on ne l’a pas, ce n’est point l’étude des grammaires qui y supplée.

Il est impossible, en ces matières, de décider par avance et d’après des règles fixes. Je n’en veux d’autres preuves que les traductions présentées par M. Halpérine, le plus fécond ouvrier de