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Est-ce tout ? Mon Dieu non ! Voici encore Madame Ridnief, de Krestovsky, le même qui a écrit les Mystères de Pétersbourg à l’instar des Mystères de Paris. C’est dire assez son genre de talent, qui n’a rien de nouveau pour nous. Je crois qu’on a traduit dernièrement quelque chose de Chtchédrine ; n’ayant pas reçu ce volume, j’ignore quel fragment on a choisi dans l’œuvre du satirique ; peut-être un de ceux qui visent l’Allemagne ; ce Russe l’a drapée dans une série d’articles humoristiques intitulée : Au-delà de la frontière, et on aura pensé lui faciliter ainsi le chemin de notre cœur. Mais s’il s’agit de ses pamphlets sur la politique nationale, je doute que le public français puisse goûter et comprendre la gaîté enragée de ces allusions, dérobées sous un triple voile ; les pamphlets qui passent entre les ciseaux des censeurs russes sont condamnés à rester obscurs s’ils veulent passer. Il faudrait une page de commentaires à chaque ligne, — et qu’est-ce qu’un feu d’artifice avec des commentaires ? — pour nous rendre intelligible l’auteur du Cochon triomphant. Avant de clore cette longue liste, je dois signaler l’Histoire de la littérature russe de M. Sichler. « Histoire, » le mot est peut-être un peu bien gros ; ce répertoire se contente d’être un excellent dictionnaire historique, très renseigné, très complet ; nous n’avions encore rien de pareil ; grâce à M. Sichler, ceux qui suivent le mouvement russe pourront désormais mettre un peu d’ordre dans les noms rébarbatifs dont on leur emplit la mémoire.


III

Je m’arrête. J’ai sans doute oublié quelques maraudeurs dans le dénombrement de l’armée d’invasion ; qu’ils me pardonnent, mais je veux dire maintenant la petite peur qu’elle me fait. J’espère n’être pas soupçonné d’hostilité à l’endroit des Russes. Le divin Hérodote a très bien expliqué quel genre de chagrin on peut ressentir en voyant défiler des soldats qu’on aime. Comme l’armée des barbares s’assemblait dans les champs d’Abydos pour submerger la Grèce, « Xerxès se déclara heureux ; après cela, il se prit à pleurer. » Son oncle Artabane lui tint ce langage : « O roi, comme maintenant et tout à l’heure tu as fait des choses différentes ! Après t’être estimé heureux, voilà que tu pleures ! » L’autre répondit : « Il est vrai qu’il m’est venu une pitié au cœur, ayant calculé combien est brève toute existence humaine, puisque, de tous ceux-là qui sont si nombreux, nul dans cent ans ne survivra. » — Cela est aussi vrai des existences littéraires, de la plupart au moins. Eh bien !