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M. Derély achève de traduire l’œuvre de Pissemsky. Après Mille Ames, il nous a donné, cette année, les Faiseurs. J’ai souvent entendu les Russes placer le romancier de Moscou au même rang ou peu s’en faut que ses illustres rivaux. Je dois donc me tromper en jugeant tout différemment. Mais si cette enquête offre quelque intérêt, c’est par l’absolue sincérité des impressions. Or, j’ai beau m’y reprendre, les Faiseurs ne me disent rien. Qu’on change le décor et les noms russes, je croirai lire l’essai d’un honnête élève de Balzac, qui refait Nucingen avec des procédés connus. Ni dans la pensée, ni dans la vision, ni dans le style, je n’aperçois aucune originalité ; de l’observation sans doute, mais facile et toute de surface. Ces gens-là sont à mi-relief, pâles et vides ; je vois bien qu’ils marchent, mais je ne vois pas les muscles qui les font marcher, comme chez les vivans de Tolstoï, ni, à défaut de muscles intérieurs, la main puissante qui les pousse, comme chez les créatures de nos grands dramaturges. C’est du bien vilain monde, ces faiseurs, tous hommes et femmes de rapine ; il n’en manque pas en Russie, mais je les y ai vus moins naïfs. Et quand on n’a pas de génie, ce n’est pas prudent de nous amener dans le vilain monde. Un romancier médiocre, — chacun mettra le nom qu’il voudra, — peut encore nous attacher avec le roman du vieux moule, où l’on trouve, comme disent les lectrices, « quelqu’un à qui s’intéresser. » Si usés que nous soyons par la pratique littéraire, nous restons tous un peu lectrices. Mais pour nous retenir parmi les coquins, il faut être de la race des forts, il faut avoir ce don de vérité qui nous fait crier : C’est laid, mais c’est la vie ; regardons. Comment « s’intéresser » au seul honnête homme de la bande, à ce vieux Biégouchef, idéaliste conçu dans le cabinet, sans chair ni os ? Encore une fois, je dois être trop sévère, mais ils m’ont trop ennuyé !

Gontcharof est un autre homme, il s’est taillé dans le roman une province que personne ne peut lui disputer. C’est précisément pour cela que je ne veux point, n’ayant pas en encore l’occasion de parler de lui, le présenter à nos lecteurs par une porte dérobée. On nous invite à le juger sur une adaptation, fort imparfaite d’ailleurs, du moins heureux de ses trois grands romans. Elle porte cette étiquette à sensation : Marc le Nihiliste. Si l’on savait combien de pareilles amorces jurent avec la philosophie discrète et l’horreur des effets voyans qui distinguent ce méditatif ! Que ne nous rend-on plutôt son Oblomof, dont une vieille traduction a péri sur les quais ? Voilà son vrai titre de gloire ; il a créé dans ce livre un des types les plus célèbres et les plus représentatifs de la littérature russe. J’attends le jour où nous l’aurons sous les yeux pour payer ma dette à Ivan Alexandrovitch.