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règles habituelles de l’optique ; mais Dostoïevsky a regardé plus loin, quelques-uns de ses traits confus sont plus révélateurs. Il faut leur faire subir une double élimination ; il faut d’abord en retirer ce goût excessif du mélodrame que l’écrivain gardait de ses premières fréquentations chez Eugène Sue et dont il n’a jamais pu se débarrasser entièrement ; ensuite il est nécessaire de rabattre l’exagération naturelle à sa pensée, de la baisser de quelques tons. Après cette mise au point, on aura une vue juste du phénomène. On comprendra comment les nihilistes ont puisé leur force dans « l’organisation de l’obéissance, » et de quelle façon ils l’ont organisée. Ce qui prouverait, entre parenthèse, qu’on n’a pas encore trouvé d’autre secret, même dans le camp de l’anarchie, pour produire de grands effets avec de petits moyens. Mais je reviens aux questions d’art. Le livre est horriblement mal composé. On arrive à grand’peine, à travers un fouillis d’incidens et de digressions, aux scènes capitales de l’œuvre ; dès qu’on les atteint, on y trouve la puissance du dramaturge égale à la pénétration du psychologue. Et qu’on ne se récrie pas devant l’invraisemblance de certains types, celui de Stavroguine, par exemple, ce mélange d’héroïsme, de perversité, de bizarrerie à froid. Il y a de tout dans le monde. Si l’on écrit jamais l’histoire tout entière, — c’est peu probable, — nous retrouverons Stavroguine dans une sphère bien éloignée du nihilisme, sous les traits d’un personnage historique très réel, qui a tenu l’Europe attentive au bruit de son nom, et qui devait l’étrangeté de sa physionomie à quelques-unes des contradictions du caractère, à quelques-unes des aventures prêtées par le romancier à son héros. — En résumé, après qu’on l’aura étudié dans ces nouveaux livres, Dostoïevsky restera pour nous le talent, le génie si l’on veut, le moins équilibré, le plus original et le plus énigmatique de ce temps ; il faudra toujours expliquer ces livres par l’homme, qui les remplit de sa personnalité, et si peu de goût qu’on ait pour ce genre de critique, il faudra expliquer l’homme par sa pathologie exceptionnelle. On en reviendra toujours à constater que la nature, en un moment de caprice ironique, incarna l’intelligence la plus subtile et le cœur le plus généreux dans l’enveloppe d’un chat malade. Le mot ne peut blesser personne : il se qualifiait ainsi lui-même.

Sous ce titre : un Bulgare, on a rajeuni un des romans de Tourguénef les plus ignorés en France, bien que M. Delaveau l’eût déjà traduit il y a quelque vingt ans. Il s’appelait alors Hélène. Suivant son procédé constant, le romancier s’efforce de fixer la physionomie de la Russie durant une des crises d’idées qu’elle a traversées, et, dans cette physionomie générale, il étudie deux ou trois