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percevons les sentimens du mourant dans l’esprit d’un autre acteur du drame, d’un homme qui pense et tremble avec lui, qui suppose enfin, à l’heure où l’on ne peut plus que supposer. L’intensité de l’émotion, que je ne retrouve pas au même degré cette fois, justifie une des règles les plus certaines de l’art dramatique : le spectacle des choses, celui même de l’âme humaine, prennent pour nous une valeur de représentation plus tragique, quand nous les voyons réfléchis dans le miroir d’une autre âme, qui les agrandit involontairement.

En voilà assez, n’est-ce pas ? Je viens de relire toutes ces morts de Tolstoï ; désireux de comparer ce que nous pouvons leur opposer dans notre littérature, j’ai relu la mort du poitrinaire, dans Bel-Ami, et des pages analogues de M. Zola. L’inspiration première diffère, je la sens plus haute chez Tolstoï, mais les moyens se ressemblent, la vue finale est la même, aussi désolée, aussi obstinément rivée sur ce cadavre qui les fascine tous. On croit voir les élèves du docteur Tulp, dans la Leçon d’anatomie, penchés sur ce corps exsangue qui tire à lui toute la lumière et toute la pensée du tableau de Rembrandt. Seigneur ! quel vent de cimetière souffle donc sur notre fin de siècle ? On devait être plus rassuré à la veille de l’an mille. Si nos neveux lisent ces récits d’agonies, — et ils les liront s’ils lisent quelque chose de nous, car c’est là que nous avons mis le plus vigoureux, le plus personnel de notre art, — ils se féliciteront de n’avoir pas vécu dans ce temps-ci, nos neveux ! Ils se demanderont quel poids d’angoisse a oppressé la conscience de nos écrivains, et pourquoi cela sentait la mort d’un bout à l’autre de l’Europe. Pourtant, le monde est le même. Je relève les yeux sur lui, en quittant mes lugubres compagnons de nuit. L’aube est claire, le rouge soleil de décembre monte dans l’air pur, à travers les branches défeuillées. A tous les coins de la ville, des timbres, des cloches sonnent allègrement la première heure du jour nouveau, avec l’accent de clairons qui appellent une troupe à la bataille ; et la journée se met en branle, active et vaillante elle parait bien résolue, la brave petite journée, à faire comme les sœurs mortes son œuvre de vie, durant le moment qu’elle passe dans l’éternité. Son bruit qui s’éveille redit aux artistes, à ceux qui nourrissent notre imagination et notre pensée, la dernière parole d’un autre Russe, du poète Tutchef, qui expira en disant aux siens : « Faites de la vie ! faites de la vie ! »


II

Des chats ! des chats ! Des chats avec des âmes vertueuses et philosophiques, emprisonnées par quelque magicien dans les nerfs