figure a son action. Tolstoï, qui ne fait pas autre chose à chaque minute ; s’éprend de cette simplicité ; il prête à la créature naïve toutes les qualités qu’il cherche vainement en lui-même et dans sa société habituelle. Plus il vit, plus il se méprise et méprise cette société ; et, par réaction, plus il exalte la portion d’humanité qui lui parait meilleure, étant moins connue de lui. Car, ne vous y trompez pas, dans ce réaliste accompli il y a un grand idéaliste. Il déjoue notre vigilance par un tour de prestidigitation ; nous n’apercevons pas tout d’abord l’idéaliste, parce qu’il renverse l’idéal ; il le met en bas, là où nous n’avons pas l’habitude de le chercher. Ses livres font penser aux marines qu’on ébauche dans les ateliers, en manière de plaisanterie, avec deux touches de bleu : une pour la mer, une pour le ciel ; on retourne le tableau sens dessus dessous, et ce qui était la mer devient le ciel, seulement il est d’un bleu plus triste que le premier. Je ne suis pas fâché d’aller une bonne fois jusqu’au fond du secret de Tolstoï et d’y vérifier l’axiome que je rencontre au bout de chaque enquête littéraire : quel que soit son déguisement, tout grand écrivain qui s’empare des hommes est nécessairement un idéaliste.
C’est encore du Tolstoï d’autrefois, le très simple récit qu’on a baptisé du nom de Katia ; on eût mieux fait de lui laisser le titre imaginé par l’auteur pour résumer sa pensée : Bonheur de famille. Ce récit a été très goûté chez nous. Le début est un peu gris, mais les trente dernières pages rachètent tout. Sur la terrasse du jardin, par une de ces tièdes pluies de printemps qui remuent la vie dans la terre et dans les cœurs, le mari et la femme s’interrogent sur la nuance de leurs sentimens ; un enfant joue entre eux deux ; ils constatent que leur bonheur est entier, mais mûri, des fruits au lieu de fleurs ; et la femme, plus jeune, pense encore au parfum de ce qui ne refleurira pas. Tout au fond de ce bonheur présent, fixé pour jamais, on sent une larme furtive où tremble le mirage de l’autre bonheur, celui qui n’avait pas de fond. En écrivant Katia, il semble que Tolstoï ait dérobé à Tourguénef quelques perles dans les eaux mélancoliques où ce dernier puisait sans rival ; il lui a pris sa note voilée et pénétrante ; on dirait d’un motif de Chopin rencontré dans une symphonie de Beethoven. — En un autre genre, les Deux Générations rappellent la donnée première de Pères et Fils. C’est une légère esquisse des mœurs de la jeunesse russe à deux époques, très rapprochées dans le temps, très éloignées par la rapidité avec laquelle la Russie marche vers un nouvel état social. Ces études fragmentaires n’ajouteront pas beaucoup à la gloire de l’écrivain ; il n’y faut voir, je crois, que des matériaux préparés pour servir à ses grands romans.