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moineries en sont là. L’église catholique se conduit au fond de la même manière. Si le socialisme pouvait arriver à quelque organisation, ses phalanstères, groupes, syndicats, existeraient ainsi dans l’état comme de petits égoïsmes, très peu soucieux de l’intérêt de l’état. Et, quand on leur ferait remarquer que les défenseurs de l’état ont bien droit à quelques privilèges, puisque ce sont eux qui empêchent la ruche d’être détruite et piétinée, ils répondraient sans doute, comme Ézéchiel, par des prédictions apocalyptiques sur la fin des nations et les futures transformations paradisiaques du monde. Ils n’auraient peut-être pas la franchise d’avouer, comme Ézéchiel, qu’il faudrait auparavant subir les invasions de Magog. Les Jérusalem idéales portent malheur. Elles amènent toujours pour les Jérusalem réelles l’atrophie, les catastrophes et finalement la ruine, l’incendie.

Que dire de l’énorme contresens qu’a commis l’humanité en appliquant une loi faite pour une petite communauté de frères à une grande société ? C’est comme si l’on appliquait les constitutions d’un ordre religieux à un empire, à une nation. L’interdiction de l’usure, par exemple, est la chose du monde la plus conséquente dans la loi de charité rêvée par les utopistes hébreux. Elle devient funeste, si on en fait la loi générale de la société. Les vieilles lois hébraïques à cet égard sont parfaitement raisonnables ; l’application que le monde, devenu chrétien, en a faite, a été funeste. Tant il est vrai que les lois d’Israël ne sont pas de vraies lois civiles, susceptibles d’être adoptées par un état ! Ce sont des rêves, souvent de beaux rêves, qui, transformés en législation positive, n’ont pas été sans danger.

En somme, l’humanité, la bonté pour le faible, doivent beaucoup à Israël. Le droit ne lui doit rien. Ce code de Gortyne, dont on possède le texte original[1], est à peu près contemporain du code juif sacerdotal. Il lui est supérieur par la claire notion de la société civile, c’est-à-dire d’une société fondée sur la parenté humaine et la raison, non sur un prétendu fait surnaturel, la préférence supposée qu’un Dieu très puissant aurait eue pour une certaine tribu. Aucun peuple, si ce n’est Israël, n’a interdit l’usure entre nationaux. L’interdiction, si humaine en apparence, du code juif a eu, en définitive, plus d’inconvéniens que d’avantages. Car la permission de l’usure avec les étrangers s’en est trouvée soulignée, et, par une suite de singuliers contre-coups, le peuple qui a le plus stigmatisé l’usure s’est trouvé poursuivi par l’injuste épithète d’usurier[2]

  1. Rodolphe Dareste, la Loi de Gortyne. Paris, 1886.
  2. Il serait long d’expliquer toutes les phases de ce singulier malentendu. En réalité, la dévolution des affaires d’argent aux juifs date du moyen âge et des impossibilités que le droit canonique créait aux chrétiens pour toute affaire d’argent. Cela commença en Espagne, sous les Visigoths.