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comme aussi, à très peu près, toutes les inclinations de son esprit, se ramènent, en leur source, à sa répulsion à l’endroit du XVIIIe siècle. » La forme ici ne vaut pas le fond, mais M. Faguet n’a pas moins raison. Chateaubriand s’est comme déclaré, dès son premier ouvrage, l’Essai sur les révolutions, l’ennemi personnel du XVIIIe siècle. A suivre Voltaire et Rousseau, lui millième, par les chemins qu’ils avaient tracés, il n’a pas calculé, il a senti qu’il fallait commencer par y sacrifier ses instincts de poète, le meilleur et le plus intime de lui-même, son tout en quelque sorte, et sa seule raison d’être. Joignez-y maintenant ses voyages, les misères, les dures expériences de sa jeunesse, Combourg et sa Bretagne, un fonds héréditaire d’éducation chrétienne, le Génie du christianisme est sorti de là, et du Génie du christianisme toute une littérature et tout un art, on pourrait presque dire toute une esthétique et toute une philosophie.

La nouveauté, l’originalité, la richesse cachée de cette littérature et de cet art, c’est ce que M. Faguet, résumant ici les opinions de ses prédécesseurs, non sans y ajouter beaucoup encore de lui-même, n’a pas moins habilement ni heureusement montré. Sur la façon de composer de Chateaubriand on lui saura gré, par exemple, de cette remarque ingénieuse, que « Chateaubriand, qui compose admirablement les œuvres d’art, compose très mal les œuvres de logique. » Et l’explication, qui coupe court à de nombreuses discussions, est toujours la même. Il était alors question, pour opérer la révolution littéraire, d’enlever à la pure logique l’exclusif empire qu’elle avait exercé depuis tantôt cent ans sur le choix des mots, sur l’ordre de la phrase, sur la distribution et la disposition des parties successives de l’œuvre. Il était aussi question de rendre au style des idéologues du Consulat et de l’Empire, des Cabanis, des Tracy, des Morellet et autres encyclopédistes, l’éclat, la couleur, la vie, l’émotion, la sensibilité que depuis un quart de siècle en avait insensiblement bannies la raison raisonnante. Et il était question de retrouver enfin ce « nombre » et cette « harmonie » qui, sans rendre pour cela, comme on l’a dit très improprement, la prose « poétique, » pouvaient seuls et devaient lui donner le moyen de rivaliser cependant de séduction avec le vers, d’être capable de tout exprimer, de ne pas se réduire à n’être enfin que ce qu’elle était devenue au moment même où Rivarol en célébrait l’universalité : l’instrument des conversations diplomatiques et des échanges commerciaux. C’est tout cela que fit Chateaubriand, agissant sur son siècle, sur nous-mêmes encore aujourd’hui, par ses défauts autant que par ses qualités, logicien, dialecticien, théologien médiocre, mais grand artiste, donnant « sa forme même au sentiment religieux moderne ; » créant à son image « des états psychologiques, la désespérance, la mélancolie, la fatigue d’être ; » renouvelant enfin, comme le dit très bien M. Faguet, a l’imagination française. » M.