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autres, fut perdue ou volée, on ne put jamais la retrouver ; Titien, sur la prière du roi, exaspéré contre ses maîtres de poste, dut en faire une répétition. Au bout de quelques années, le peintre ne se souvient plus lui-même de tout ce qu’il a pu envoyer à Philippe, et, lorsqu’il adressa en 1571, à Antonio Perez, un mémoire récapitulatif des peintures livrées à Sa Majesté et pour lesquelles il n’a rien reçu, il dut prier le secrétaire d’état de faire compléter sur place cette liste par le conservateur des tableaux du roi, son illustre confrère, Alonzo Sanchez Coëlio. On trouve, en effet, que dans sa nomenclature, il avait oublié quelques toiles assez importantes comme l’Adam et Eve et le Christ portant sa croix, du musée de Madrid.

Le vieux maître était, à ce moment, dans sa quatre-vingt-quinzième année. Son activité n’était pas ralentie par l’âge. Les ambassadeurs espagnols constataient qu’il ne perdait rien de ses facultés, mais qu’il devenait seulement « un peu plus cupide. » En 1567, sachant que Philippe II désirait avoir une série de peintures sur la vie de saint Laurent, il lui avait hardiment encore proposé de s’en charger, lui demandant « en combien de parties il la voulait, et la hauteur et la longueur des cadres ainsi que leur éclairage ; car on pourrait la faire en six huit ou dix morceaux, sans compter celui de la mort, qui a quatre bras de large et six bras et demi de hauteur. » Qu’y avait-il de vrai dans la gêne dont il se plaint dans toutes ses lettres ? C’est ce qu’il est difficile de savoir. Sa déclaration de biens, faite en 1566, prouve qu’à cette époque il possédait un grand nombre de petites propriétés en terre ferme, mais, d’autre part, nous savons qu’à Biri-Grande on avait toujours mené une existence large et très hospitalière, qu’Orazio, si laborieux qu’il fût, avait toujours aimé la dépense et s’adonnait, dit-on, aux études d’alchimie, que Pomponio surtout, le scandaleux chanoine, s’endettait toujours à outrance. D’autre part, il n’y avait rien de régulier dans la façon dont les princes, même les plus généreux, s’acquittaient envers l’artiste ; les concessions de rentes ou de bénéfices, les cadeaux en nature, les envois d’argent n’étaient que de pures faveurs, quelquefois spontanées, le plus souvent longuement implorées, ayant toujours le caractère d’une amabilité ou d’un caprice. Lorsque Titien écrit à Perez que, depuis vingt-cinq ans, il ne cesse d’envoyer des peintures en Espagne sans qu’on ait jamais établi son compte, il peut bien avoir raison.

Dans les dernières années, voulant mettre ses affaires en ordre, il bat un rappel général auprès de tous ses protecteurs princiers. Il se souvient que le duc d’Urbin, autrefois, ne lui a pas même accusé réception d’une Notre-Dame ; il le lui rappelle deux fois, et le duc d’Urbin, pour réparer sa négligence, lui achète une Cène et