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chaudement. Dans la fin de janvier, il arrivait à Augsbourg, où il retrouvait nombre de cliens, de protecteurs, d’amis, et notamment les riches banquiers Fugger, ses anciens voisins du quartier San-Samuele. C’était dans un de leurs palais, sur la grande rue, qu’habitait l’empereur. Parmi les grands personnages logés près de lui se trouvaient le roi Ferdinand, ses deux fils Maximilien et Ferdinand, sa fille Anna avec son mari Albert III de Bavière, Marie, reine douairière de Hongrie, Emmanuel-Philibert de Savoie, Maurice de Saxe, le duc d’Albe, le prince de Salerne, les deux Granvelle, père et fils, le chancelier et le cardinal. Titien dut naturellement chercher à satisfaire tout ce monde. Il avait prudemment emporté avec lui un certain nombre de peintures achevées qu’il put vendre aux plus pressés. C’est ainsi probablement que les Granvelle enrichirent leur palais de Besançon de la « Vénus couchée près d’un homme jouant de l’orgue » de la « Vénus endormie avec un satyre, » d’une « Danaé » et d’une quantité d’autres chefs-d’œuvre qui s’y trouvaient encore en 1600 à côté de chefs-d’œuvre de Léonard de Vinci et de Corrège.

Dès son arrivée, Titien se mit au travail ; ses dix mois de séjour à Augsbourg peuvent compter parmi les périodes les plus laborieuses de sa vie. Au lieu de lui donner comme autrefois, à grand’peine, quelques instans de pose, Charles-Quint s’enfermait de longues heures avec lui. On peut rattacher à cette époque les anecdotes qui eurent cours dès le XVIe siècle. Un jour que quelques personnages s’étonnaient de cette familiarité de l’empereur avec un artiste, Charles-Quint leur aurait répondu que, « s’il était en son pouvoir de faire des comtes et des barons, c’était Dieu seul qui pouvait faire un Titien. » Un autre jour, le monarque ayant fait apporter à Titien sa palette et ses pinceaux, le pria de vouloir bien donner une petite retouche à une toile placée au-dessus d’une porte dans la salle où ils se trouvaient. Le peintre fit observer que la toile était trop haute et qu’il n’y pourrait arriver sans échafaudage. L’empereur alors pria plusieurs seigneurs de l’aider à porter une table devant le tableau ; il aida, lui-même Titien à y monter, mais la table se trouva encore trop basse de quelques pouces : « Allons, messieurs, dit Charles-Quint, il faut l’y faire parvenir. Tous ensemble, nous pouvons bien un instant porter sur notre pavois un si grand homme. » Les hauts dignitaires n’auraient pas, dit-on, été très flattés de cet ordre. Tout le monde connaît l’histoire du pinceau ramassé : un jour que l’empereur, assis dans l’atelier de Titien, le regardait peindre, le vieux maître laissa tomber, du haut de son échafaudage, un de ses pinceaux à terre, et Charles-Quint s’empressa de le ramasser pour le lui rendre. Comme Titien descendait en hâte pour s’excuser,