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jours après, lui-même écrit à Charles-Quint : « Je suis à Rome et je vais m’instruisant d’après ces très précieux marbres antiques, afin que mon art devienne digne de peindre les victoires que Notre-Seigneur Dieu prépare à Votre Majesté en Orient. » Dans toutes ses promenades à travers Rome, c’est Vasari qui est son guide. D’après son désir, on le conduisit d’abord dans les collections de statues antiques, qu’il tenait à voir avant tout ; on lui montra ensuite toutes les œuvres de Raphaël, en commençant par les tapisseries de la Farnésine et en finissant par les chambres du Vatican. C’est là que, remarquant sur quelques figures dégradées par les lansquenets allemands des traces de restauration récente, il se retourna brusquement vers Sébastien del Piombo et lui demanda quel était le présomptueux et l’ignorant qui avait barbouillé ces beaux visages. L’ami Sébastien fut obligé d’avouer que c’était lui.

Ce n’était pas sans peine que la famille Farnèse avait mis la main sur Titien. Il avait fallu, pour le décider à quitter sa tranquille Venise, mettre en jeu, avec une longue habileté, sa passion dominante, son amour pour ses enfans et son ambition pour le moins digne d’entre eux, le révérend petit abbé Pomponio. Trois ans auparavant, par ce motif, il avait déjà fait à Venise le portrait du jeune Ranuccio, petit-fils du pape et fils de l’ignoble Pier-Luigi Farnèse, âgé de onze ans, prieur de Saint-Jean des Templiers, qui achevait alors ses études à l’université de Padoue. Les précepteurs de Ranuccio avaient dès lors entrepris de lui persuader que le seul moyen d’obtenir d’autres bénéfices ecclésiastiques serait de se mettre au service des Farnèse. Le cardinal Alexandre lui avait fait faire, à ce sujet, des offres positives, et, l’année suivante, lorsque son père vint attendre Charles-Quint à Bologne, il l’invita à les y rejoindre et l’hébergea pendant deux mois dans son palais. Durant ce séjour à Bologne, Titien acheva plusieurs portraits, notamment cet implacable tableau du Musée de Naples où revit, avec un accent de vérité terrible, cette étrange figure de Paul III. Toute la duplicité opiniâtre des Farnèse respire dans ce vieillard osseux, aux longues mains décharnées, dardant, sous la sombre épaisseur de ses sourcils tordus, le regard astucieux et perçant de ses yeux noirs. Assis dans un fauteuil rouge, vêtu d’un surplis blanc et d’un camail rouge, coiffé de rouge, la face couperosée, avec une longue barbe blanche, ce pontife, à mine d’usurier, est une apparition à la fois pâle et sanglante qu’on ne peut oublier. Au dire de Vasari, le portrait était si frappant que, lorsqu’on le mit sur une terrasse pour le faire sécher au soleil, nombre de passans, le croyant vivant, s’inclinaient et lui ôtaient leur chapeau.

« C’est une grâce particulière de la maison Farnèse, dit quelque part l’Arétin, d’abonder en multitude de caresses qui sont, on le sait, les mères de l’espérance, inventées par la nature pour faire